«Qualis nobis est via?»

TRENTO LONGARETTI, En fuite sur une colline jaune  -  Huile sur toile cm 50x70, 2001
Vivre l’Avent... signi?e savoir attendre. Attendre est un art que notre temps impatient a oublié
Quelle route devons-nous emprunter?
Lettre aux amis
Dans la rencontre œcuménique, l'écoute est avant tout partage de la vie et des biens spirituels

 

Quelle route devons-nous emprunter?

Chers amis, chers hôtes et vous qui nous suivez de loin,

Cette fin d'année (durant laquelle certains dialogues œcuméniques officiels ont connu des avancées significatives et où l'on a vu des gestes de détente) a été pour nous, frères et sœurs de Bose, particulièrement riche en rencontres œcuméniques: elles ont constitué des occasions précieuses pour une réflexion sur la situation actuelle de l'œcuménisme et surtout sur la dimension spirituelle de cet aspect de la suivance chrétienne aujourd'hui. En d'autres circonstances déjà, nous ne vous avions pas caché nos préoccupations face à l'émergence, ces dernières années, de difficultés dans les rapports entre les Églises, surtout en raison d'un retour au confessionnalisme et de l'affirmation intransigeante de l'identité propre. Il est encore tôt pour considérer dépassée la crise de l'élan œcuménique, mais on en revient à parler aujourd'hui avec insistance d'« œcuménisme spirituel » comme de la route à parcourir nécessairement en vue de l'unité visible des chrétiens. Comme l'observe le cardinal Walter Kasper, « il faut revenir à l'élan initial qui a mis en route le mouvement œcuménique… à savoir un mouvement spirituel, un œcuménisme spirituel ». Le pape Benoît XVI, pour sa part, après avoir affirmé dès le début de son pontificat son engagement premier au service de la communion entre Églises, insiste pour rappeler que l'unité des Églises ne peut pas être atteinte uniquement à travers des efforts humains, mais qu'elle est un don et une œuvre de l'Esprit saint: le travail œcuménique, par conséquent, est un travail spirituel…


Cette insistance salutaire sur l'œcuménisme spirituel n'entend pas favoriser une acceptation passive de la situation actuelle, ni nous exempter de la responsabilité de parcourir les chemins difficiles mais prophétiques vers l'unité et la communion. La soumission à l'action de l'Esprit saint exige aussi de la persévérance pour cheminer avec les autres chrétiens – et non pas sans eux voire contre eux –, elle demande que l'on ne se résigne pas devant la division, en se contentant d'un œcuménisme nourri de cordialité, de solidarité, de respect réciproque, mais privé d'une véritable recherche de la communion visible, celle-là même pour laquelle Jésus a prié la veille de sa passion (voir Jn 17,11.21-23). Si Jean Paul II, dans son encyclique Ut unum sint, se demandait: « Quanta est nobis via? Quelle distance nous reste-t-il à parcourir? » (chap. III), nous ne saurions peut-être plus nous poser aujourd'hui la même question, car bien des choses ont changé en douze ans; il ne nous resterait peut-être qu'à nous demander « Qualis nobis est via? Quel chemin devons-nous emprunter? »…

En ce qui concerne la spiritualité œcuménique, il faut que l'on entende bien ceci: elle ne peut pas être le résultat de la spécialisation des spiritualités, comme si, 'à côté de la spiritualité d'un saint, d'un mouvement ou d'un état ecclésial (laïc, presbytéral…) on trouvait place également pour la spiritualité de l'œcuménisme. Non, il ne peut exister aucune spiritualité particulière, mais seulement la spiritualité chrétienne, qui est et doit demeurer une et inaltérable: c'est la spiritualité comme vie animée par l'Esprit saint, qui incorpore le croyant au Christ dans son cheminement vers le Père. La spiritualité en effet n'est autre que le développement de l'existence chrétienne sous la houlette du Saint-Esprit; ainsi, dans son unicité même, elle peut connaître des réalisations différentes selon le sujet qui la vit et la développe. Oui, la vocation universelle à la sainteté est une, comme l'est, dans son essence, la voie tracée par l'Esprit saint, qui sanctifie le chrétien et le rend conforme au Christ.


Or il découle précisément de cette « unicité » de la spiritualité chrétienne que, si une spiritualité n'est pas œcuménique – c'est-à-dire si elle ne tient pas compte de l'oikouméne où sont situées les Églises –, cette spiritualité ne sera pas authentiquement chrétienne, dans la mesure où il lui manquera certaines dimensions qui devraient lui être propres: elle apparaîtra dès lors appauvrie. Une grande vigilance est donc requise, car l'œcuménisme peut toujours être vécu, dans les moments d'enthousiasme comme dans ceux de crise, comme une simple option, qui serait réservée à certains spécialistes ou aux seuls volontaires! Comme le soulignait Jean-Paul II dans l'encyclique Ut unum sint, « l’œcuménisme n’est pas qu’un ‘appendice’ quelconque qui s’ajoute à l’activité traditionnelle de l’Église. Au contraire, il est partie intégrante de sa vie et de son action » (UUS 20). Pour cette raison, les chrétiens n'ont jamais à renoncer à accomplir toutes les tentatives et tous les efforts qui se présentent à eux en vue de l'unité; ils ne peuvent pas avancer sans les autres, ils ne peuvent pas négliger de tenir compte les uns des autres, car le baptême, quoi qu'il en soit, les a déjà incorporés au Christ; et s'il n'y a pas de communion ni d'harmonie parmi les membres du corps du Christ, celui-ci apparaît dans l'histoire et aux yeux des hommes comme un corps monstrueux et gravement infirme. La saison que nous traversons nous empêche également de nous bercer de l'illusion que l'œcuménisme est un chemin irréversible pour les Églises; car il s'agit en réalité d'une attitude, d'une pratique de vie menée selon la forme de l'Évangile et suivant le style de vie de Jésus, mais qui peut malheureusement toujours être contredite par les Églises et par les chrétiens à travers des actes, des paroles, des sentiments qui sont de l'ordre du péché, et blessent l'Évangile ainsi que le commandement nouveau que Jésus a laissé à ses disciples.


L'œcuménisme n'est dès lors pas un habit que l'on pourrait revêtir ou ôter selon les circonstances et les saisons; mais il s'agit d'une dimension fondamentale du vécu et du témoignage des disciples du Christ: si la spiritualité est véritablement chrétienne, elle sera forcément aussi œcuménique, capable de s'opposer aux fractionnements, aux divisions, aux antagonismes, aux concurrences, aux références à soi-même; elle sera capable de reconnaître « la multicolore sagesse de Dieu » (Ep 3,10) présente dans les communautés chrétiennes.

En ce sens, il est nécessaire de veiller à ce que l'écoute réciproque et l'échange qui ont lieu  aujourd'hui entre les diverses confessions chrétiennes ne soient pas que naïve curiosité ou abandon à une « voracité ésotérique », mais qu'ils deviennent ouverture authentique et vrai désir de connaissance du patrimoine spirituel de l'autre. Il est indispensable que le croisement entre les « différentes spiritualités confessionnelles » tende à une commune recherche: il s'agit de chercher ensemble à vivre la spiritualité chrétienne dans l'obéissance à la Parole et aux sacrements, dans lesquels l'Esprit saint et la Vérité qu'est la personne de Jésus Christ (voir Jn 4,23) accomplissent leur œuvre de justification et de sanctification. Il est urgent, aujourd'hui, que l'appel à la conversion et à la suivance du Christ – qui n'a jamais manqué comme appel adressé aux chrétiens individuels – résonne également pour les Églises en vue d'un authentique chemin de communion.


La spiritualité de communion sera alors vécue comme un exercice de l'art de l'écoute:  non pas pour rechercher chez l’autre, dans l’autre Église, ce qu’il y a de plus semblable, mais pour accueillir l’altérité plutôt que de l’effacer. Dans la rencontre œcuménique, l’écoute apparaît alors surtout un partage de la vie et des biens spirituels, une fréquentation réciproque pour apprendre les idiomes les uns des autres, un apprentissage de ce qui peut blesser l’autre ou lui apparaître irrecevable. Ainsi tombent les préjugés, ainsi est défaite la peur de l’autre, la tentation d’identifier différence et division: et ainsi s’ouvre la possibilité de penser la foi avec l’autre, de s’interroger sur son avenir, sa transmission, l’évangélisation de ce monde que Dieu a tant aimé qu’il lui a donné son Fils unique (voir Jn 3,16).

Cette prise en compte de la diversité et de l’altérité n’ouvre certainement pas la porte au relativisme, si l’on accepte que dans toute rencontre et dans tout échange règne, comme tiers salvifique, Jésus Christ, le Kýrios. C’est lui, le Kýrios, qui réunit tout en distinguant, qui rend commun tandis qu’il personnalise, qui nous conduit tous ensemble vers le Royaume à venir. Et dans cette spiritualité de communion, reconnaissant la présence du Kýrios, on se rappelle et on est assuré que la diversité des dons s’harmonise également dans la prière: la prière les uns pour les autres, la prière commune, véritable épiclèse d’une unique eucharistie. C’est dans la prière – qui se fait plus intense en ce temps de l'Avent – que nous portons tout ce que nous sommes, mais aussi tout ce que nous ne sommes pas encore, ce que nous devons devenir suivant la volonté et l’appel du Seigneur.

Le prieur et les frères et sœurs de Bose

Bose, 2 décembre 2007
1er dimanche d'Avent