Le don de l'hospitalité

Porte du dôme de Pise (XIIe s.)
BONANNO PISANO, Descente aux enfers
Pâques 2010
Lettre aux amis n°50

En faisant place à l’autre dans notre maison et dans notre cœur, sa présence ne soustrait pas d’espace vital mais élargit les pièces et les horizons

Chers amis, chers hôtes, et vous qui nous accompagnez de loin,

La Lettre aux amis – Qiqajon de Bose en est à son cinquantième numéro depuis que nous avons mis en place cet instrument pour rester en contact avec vous et vous faire connaître non seulement nos nouvelles et nos initiatives, mais aussi et surtout ce qui nous tient à cœur et qui anime notre vécu quotidien dans l’Église et dans la compagnie des hommes. Plusieurs d’entre vous nous suivent depuis les débuts, et ont en un certain sens entrelacé leur cheminement de disciples du Christ avec notre recherche humaine, chrétienne et monastique. De ces liens fidèles, nous sommes profondément reconnaissants au Seigneur ainsi qu’à vous qui les alimentez, de même que nous sommes reconnaissants de constater que, année après année, d’autres amis se sont ajoutés pour nourrir une réalité de communion qui veut être signe de l’unique corps ecclésial que nous désirons former.

Cette prise de conscience nous suggère aujourd’hui de partager avec vous certaines de nos réflexions sur le « don » de l’hospitalité : ce sont des pensées qui trouvent l’occasion de se décanter et de s’approfondir durant ce temps d’une quarantaine de jours que nous réservons, au début de chaque année, à une vie communautaire plus intense sans la présence des hôtes. C’est un temps où les contacts se font plus rares, afin de favoriser la qualité des échanges et des rencontres que nous avons la grâce de pouvoir vivre durant les mois suivants. Bien des choses ont changé dans la vie quotidienne de la communauté, tout comme dans la réalité ecclésiale et sociale où nous sommes insérés, depuis les premières années de la vie commune à Bose, quand nous cherchions à compenser la pauvreté des moyens et les structures peu appropriées par le partage plénier du peu dont nous disposions. L’élément dont nous souhaitons qu’il n’ait pas changé est l’esprit dans lequel nous nous disposons à accueillir ceux qui s’approchent de nous et à recevoir le don que ces présences constituent. Les réflexions que nous confions aujourd’hui encore aux hôtes, sur un feuillet de bienvenue qu’ils trouvent dans leur chambre, reprennent les quelques phrases reproduites sur une page rudimentairement ronéotypée à la fin des années soixante :


Ami, hôte ou pèlerin,

Tu es venu pour bien des motifs : peut-être cherches-tu un lieu à l’écart où te reposer un peu, une colline pour prier, des frères et des sœurs avec qui goûter la vie commune, un lieu d’écoute de la Parole de Dieu, un lieu de silence… Te voilà ici, et la communauté est heureuse de t’accueillir !

La communauté ne te demande rien, mais elle t’invite à une démarche de disponibilité : pendant que tu es ici, abandonne tes préoccupations, transforme-les en sollicitude et poursuis la paix. Tu as l’occasion ici de faire une révision de ta vie, de connaître la louange gratuite à Dieu dans la prière de la communauté, d’écouter Dieu qui t’a attiré dans ce lieu à l’écart, dans ce silencieux désert spirituel, pour parler à ton cœur ; et tu as aussi la possibilité de confronter avec d’autres ton engagement dans les Églises et dans le monde. Peut-être, durant les heures du jour où les membres de la communauté travaillent, te sentiras-tu seul : ce sera l’occasion d’une rencontre avec le Christ, dans la paix et le silence. Ne crains pas les temps de solitude.

Si tu as besoin de quelque chose, dis-le avec franchise, sans avoir crainte d’ennuyer la communauté … Il se peut que bien des choses, ici, ne répondent pas à tes attentes : ne t’y arrête pas … Nous sommes une communauté jeune, pauvre, simple : accepte-nous comme nous sommes et corrige-nous si nous ne sommes pas fidèles à l’Évangile. Cherche cependant à percevoir notre recherche et nos efforts pour être obéissants aux exigences chrétiennes radicales.

Tu trouveras ici des chrétiens de confession, de tendance et de sensibilité différentes, des personnes non croyantes, préoccupées parfois de la situation sociale et politique, ainsi que des hommes et des femmes dont tu désapprouveras peut-être le genre de vie : cherche à reconnaître en eux le visage du Christ, ne blesse jamais personne, et efforce-toi d’écouter chacun afin de comprendre ce qui brûle au fond de son cœur. Ce sont tes frères, des hommes comme toi : si tu les écoutes, tu parviendras à ne plus ressentir leur différence comme une inimitié.

Au terme de ton séjour, ne dédaigne pas de retourner à la vie de tous les jours : Dieu veut faire de toi un instrument, un témoin qui porte le message de l’Évangile là où tu vis, dans ta famille, dans ton milieu, dans ton travail, dans tes loisirs, dans ton Église locale. Tu n’es pas venu ici pour t’évader, mais pour reconfirmer ta foi en Dieu et ton engagement en faveur des hommes et des femmes avec lesquels tu vis.


Ce sont des mots adressés à tous les hôtes, mais ils constituent plus profondément un constant examen de conscience pour nous, frères et sœurs de la communauté : jour après jour, il nous revient, par l’authenticité de la vie, de rendre vrai ce que nous affirmons et de le faire grâce, à travers et malgré l’évolution continue des situations et la transformation des événements. Parfois nous avons l’impression que de nombreux éléments de notre vie à Bose ont connu et connaissent une croissance constante : le nombre de frères et de sœurs présents en communauté, les structures et les espaces construits, le nombre total des hôtes, les activités et les initiatives que nous entreprenons pour eux, la fréquence de la présence de groupes, mêmes nombreux, les demandes d’accueil que nous nous sentons incapables de satisfaire… Comment faire pour que tous ces changements, et les choix, les renoncements parfois difficiles qu’ils exigent, n’altèrent pas le sens profond de ce que nous vivons en pratiquant l’hospitalité ? Comment renouveler et adapter les modalités d’accueil – celui de personnes individuelles et celui de groupes, l’accueil spontané et celui organisé, l’accueil qui se limite à quelques heures et celui qui se caractérise par un séjour prolongé – afin que chacun puisse se sentir véritablement accueilli non pas par une organisation mais par une communauté vivante de frères et de sœurs ? Comment garantir la sauvegarde de temps et d’espaces pour la rencontre, le dialogue et la connaissance personnelle ? Le parcours qui mène à une réponse passe par un approfondissement de la dimension la plus authentique du « partage ». Il s’agit avant tout de partager des réalités concrètes – les mots, la nourriture, la beauté de la nature et de l’environnement, la parole de Dieu… – dans l’alternance de la solitude et de la communion, du silence et du dialogue, de l’ouverture et de la discrétion. Mais ce partage quotidien manifeste aussi un désir plus ample et profond : le désir de partager les attentes, les espérances, les souffrances, les craintes, c’est-à-dire tout ce qui peut être partagé de la vie sans blesser la dimension la plus intime de chacun et sans attenter aux domaines spécifiques de la communion de vie propre à chaque état : la vie monastique, la vie matrimoniale et familiale, la vie presbytérale...


De ce partage, passionné de l’autre et tout à la fois respectueux de son altérité, naît une connaissance nouvelle de l’hôte : celui qui était étranger, dont on ignorait la provenance, dont on avait de la peine à comprendre le langage, devient quelqu’un de familier, commence à faire partie de ce cercle de personnes et de mondes qui constitue « notre » monde, fait de ressemblances et d’altérités, d’habitudes et de nouveautés, de traditions reçues et de nouvelles pistes à explorer. Cet élément « socialisant » de l’hospitalité ne devrait pas être oublié. Lorsqu’une personne en accueille une autre ou qu’elle en est accueillie, ce n’est pas la rencontre entre deux individualités qui se produit, mais celle entre deux mondes, parce que « personne n’est une île ». Ainsi lorsque nous accueillons une autre personne, nous emmenons toujours avec nous notre histoire, les personnes qui l’ont traversée, les rencontres qui l’ont déterminée, la culture qui l’a orientée. De manière analogue, l’hôte reçu n’est pas non plus un individu isolé, il ne vient jamais seul : il porte avec lui son passé, les personnes et les vicissitudes qui l’ont fait souffrir ou qui l’ont réjoui, les espérances et les désillusions, l’avenir qu’il attend et celui dont il ignore tout. Oui, même dans le face à face de deux personnes, l’hospitalité reste un lieu communautaire par excellence : ce sont deux mondes qui se rencontrent à travers le croisement de deux regards et le dialogue de deux visages. Peut-être est-ce aussi pour cela que l’hospitalité pratiquée et reçue dans un monastère est plus facilement perçue dans cette dimension englobante : dans le vécu quotidien de frères et de sœurs émerge avec plus d’évidence la complexité d’événements et de personnes qui ont construit l’« autre » qui se tient en face de moi.

Avoir tenté et tenter quotidiennement de pratiquer l’hospitalité de cette manière durant toutes ces années a apporté un don toujours renouvelé et toujours inattendu : l’hôte, en effet, est un don pour celui qui l’accueille. Presque sans nous en apercevoir, nous découvrons qu’en faisant place à l’autre dans notre maison et dans notre cœur, sa présence ne soustrait pas d’espace vital mais élargit les pièces et les horizons, de même que son départ ne laisse pas un vide mais dilate le cœur jusqu’à embrasser le monde entier. C’est ce don que nous souhaitons pouvoir continuer à nous échanger les uns les autres à travers le ministère précieux de l’hospitalité offerte et reçue. Désormais nos routes sont aussi les vôtres : joies et douleurs, rencontres et séparations nous réjouissent et nous attristent, alors que votre proximité fidèle nous aide dans le labeur persévérant de notre fidélité ; elle nous fait nous sentir com-pagnons, amis qui partagent le pain et l’assaisonnent des mots de la fraternité et de la consolation.

Merci, chers amis et chers hôtes, vous qui êtes le baume pour nos blessures !

Le prieur de Bose, fr. Enzo,
avec les frères et les sœurs de la communauté