Persévérer dans l’espérance

Vetrata
GEORGES BRAQUE
Lettre aux amis no. 52
Pentecôte 2011

Si la fidélité est une vertu essentielle à toute relation interpersonnelle, la persévérance est la vertu spécifique du temps : elles nous interpellent sur notre relation à l’autre

Lettre aux amis no. 52

Pentecôte 2011

Chers amis et hôtes,

Ceux d’entre vous qui nous fréquentent avec davantage d’assiduité ou qui suivent les interventions du prieur dans les journaux et les périodiques auront remarqué notre préoccupation croissante pour la situation ecclésiale, en Italie, mais non seulement. Nous constatons un climat de fatigue, d’abattement, qui a été défini par une expression extrêmement efficace : « L’air manque ». Ce qui, il y a déjà plusieurs années, avait été défini comme un « schisme englouti » a pris les traits d’un silence douloureux, d’une prise de distance, faisant réfléchir sur la grisaille qui, comme une brume automnale, semble tout envelopper et tout imprégner. Parmi nous aussi, les plus anciens, qui ont connu l’élan du printemps conciliaire, voient s’offusquer toujours davantage les espoirs qui étaient nés alors de la foi ferme et de l’audace prophétique non de personnes individuelles mais de la plus haute autorité magistérielle catholique : un concile œcuménique cum Petro et sub Petro. Les plus jeunes pâtissent de ce climat marqué dont l’horizon semble fermé et avec lequel doit quotidiennement se confronter leur génération, à laquelle est niée la crédibilité même d’un possible avenir meilleur. Oui, dire que « l’air manque » ne signifie pas uniquement ressentir l’essoufflement de poumons fatigués ou non alimentés d’air frais, mais veut dire aussi constater que notre respiration de croyants, l’Esprit du Seigneur ressuscité, trouve des obstacles pour ouvrir l’esprit et le cœur à sa volonté de paix et de vie en plénitude.

Nous assistons à la voix toujours plus étouffée de ce qui, dans l’Église, ne devrait pas s’appeler l’« opinion publique », mais bien plutôt sensus fidelium : la sensibilité, la perception de la foi et de ses implications, que chaque baptisé est habilité par l’Esprit saint à exercer et à alimenter à travers la confrontation avec ses frères et ses sœurs dans la foi, à travers la correction fraternelle, l’écoute réciproque, l’édification commune de cet édifice spirituel dont nous sommes appelés à être des « pierres vivantes » (1P 2,5). Aujourd’hui, dans la torpeur dominante, nombreux sont même les guides de la communauté chrétienne qui semblent incapables d’une parole convaincue, décidée, obéissante au « oui oui, non non » évangélique (voir Mt 5,37), une parole en mesure de faire résonner avec vigueur dans l’aujourd’hui de l’histoire les exigences chrétiennes absolues. Lorsque même la voix d’un pasteur se lève avec parrhésie, elle retombe sans faire d’écho, car le paradoxal mélange de mutisme et de vacarme, uni à l’accoutumance au mensonge, la suffoquent à sa naissance ou la relèguent dans le domaine des bonnes intentions d’un personnage « singulier ».



Par contre, presque chaque jour, on veut faire apparaître l’Église comme une arène où se font face des factions opposées, incapables de s’écouter et de rechercher ensemble un chemin de communion, mais visant au contraire à faire taire « l’autre », à prendre le dessus dans les organigrammes, à « gagner » qui sait quel conflit idéologique. Pourtant Jésus avait averti avec force : « Il ne doit pas en être ainsi parmi vous » (Mc 10,43). Et ce n’est « pas ainsi » que s’étaient comporté les pères conciliaires à Vatican II : ils avaient su faire dialoguer leurs diverses visions de l’Église pour les soumettre au jugement de la Parole de Dieu et de sa réalisation dans l’aujourd’hui de l’humanité, jusqu’à les faire converger dans une interprétation partagée, car docile à l’Esprit.

Notre temps se révèle un temps d’épreuve et de souffrance. Certes, il ne s’agit pas de l’épreuve extrême de la persécution et du martyre, que rencontrent tant de frères et de sœurs dans la foi, mais de l’épreuve de la persévérance, de la fidélité à scruter « comme si l’on voyait l’invisible ». Même après la victoire du Christ, après sa résurrection et la transmission des énergies du Ressuscité au chrétien, l’influence du « prince de ce monde » (2Co 4,4) reste encore à l’œuvre, de sorte que le temps du chrétien demeure un temps d’exil, de pèlerinage, dans l’attente de la réalité eschatologique où Dieu sera tout en tous. Le chrétien sait en effet – et nous ne nous lasserons jamais de le répéter à une époque qui n’a plus le courage de parler de persévérance et moins encore d’éternité, une époque aplatie sur l’immédiat et sur l’actualité – que le temps est ouvert sur l’éternité, sur la vie éternelle, sur un temps rempli uniquement de Dieu : il s’agit là du but de tous les temps, où « le Christ est le même hier, aujourd’hui, et à jamais » (He 13,8). Le télos de nos vies est la vie éternelle et dès lors nos jours sont en attente de cette rencontre avec le Dieu qui vient.


 

Combien actuelles nous apparaissent ces paroles de Dietrich Bonhoeffer, témoin du Christ parmi ses frères en une saison de martyre pour les chrétiens qui avaient refusé tout compromis avec la barbarie nazie : « La perte de la mémoire morale n’est-elle pas la raison de la ruine de toutes nos attaches à autrui : amour, mariage, amitié, fidélité ? Rien ne tient, rien n’est fixe. Tout est à court terme et à brève portée. Mais les manifestations de la justice, de la vérité, de la beauté, bref toutes les grandes actions ont besoin de beaucoup de temps, de stabilité, de ‘mémoire’ ou bien elles dégénèrent. Celui qui n’a pas l’intention de répondre d’un passé et de façonner un avenir, ‘n’a pas de mémoire’, et j’ignore comment on peut saisir un tel personnage, le rendre conscient et le forcer à vous faire face ». Écrites voilà presque quarante ans, ces lignes posent le problème de la fidélité et de la persévérance : des réalités rares aujourd’hui, des mots que nous ne savons plus décliner, des dimensions parfois même ressenties comme suspectes ou dépassées et dont – pense-t-on – seul quelque nostalgique des « valeurs d’antan » pourrait souhaiter le retour.

Or si la fidélité est une vertu essentielle à toute relation interpersonnelle, la persévérance est la vertu spécifique du temps : elles nous interpellent donc toutes deux sur notre relation à l’autre. Plus encore, les valeurs que tous proclament grandes et absolues existent et prennent forme uniquement grâce à elles : qu’est-ce que la justice sans la fidélité d’hommes justes ? Qu’est-ce que la liberté sans la persévérance de personnes libres ? Aucune valeur ni vertu n’existent sans persévérance et sans fidélité ! Aujourd’hui, en ce temps brisé et sans liens, ces réalités prennent la forme d’un défi pour tout être humain et, en particulier, pour le chrétien. Mais comment reconnaître sa propre fidélité si ce n’est à partir de la foi en Celui qui est fidèle ? En ce sens, le chrétien « fidèle » est celui qui est capable de memoria Dei, qui se souvient de l’action du Seigneur : la mémoire toujours renouvelée de la fidélité divine est ce qui peut susciter et soutenir la fidélité du croyant au moment même où elle lui révèle sa propre infidélité. Et c’est exactement ce qui, au cœur de la vie de l’Église, se produit dans l’anamnèse eucharistique.

C’est là, au cœur de notre foi, que nous devons revenir pour retrouver espoir contre toute espérance, pour retrouver une respiration capable de nous ouvrir à nouveau des horizons de vie en plénitude, parce que rien ne pourra jamais nous séparer de l’amour de Dieu et de l’Évangile qui nous en a fait le récit.

Les frères et les sœurs de Bose

Télécharger la Lettre aux amis (PDF)

(en langue italienne seulement)