Lire la Bible, écouter la Parole

fr. Enzo Bianchi, prieur de Bose
Colloque de l’ISÉO – Paris, 1-3 avril 2014

Je vous dis ma joie de me trouver avec vous ce soir pour partager mes réflexions autour du rapport entre la lecture de la Bible et l’écoute de la Parole, dont la clarification est si essentielle pour vivre de manière adulte et responsable une foi chrétienne fondée sur le témoignage des Écritures. Avant de commencer, je voudrais remercier le directeur de l’Institut Supérieur d’Études Œcuméniques, le professeur Jacques-Noël Pérès pour l’heureuse invitation qu’il m’a faite à me joindre ce colloque.
Pour aborder le sujet, dans le contexte œcuménique qui est le vôtre (et qui est aussi celui de la communauté monastique où je vis), en partant d’un point de vue catholique, je vous propose un parcours en trois étapes :
- Nous réfléchirons en premier lieu, et de manière assez générale à la Bible et sa lecture dans son déploiement historique ;
- cela nous amènera ensuite à nous interroger sur le statut de la Bible dans l’Église et dans la vie spirituelle des chrétiens, en nous posant la question du rapport entre Écriture et Parole ;
- enfin, j’aborderai cette opération indispensable qu’est l’interprétation du texte biblique, qui vise à faire émerger la Parole contenue dans le texte biblique.

1. LA BIBLE ET SA LECTURE

La Bible dans l’Église catholique aujourd’hui
Parmi les acquisitions les plus fécondes du Concile Vatican II pour l’Église catholique, il y a certainement la redécouverte de la valeur propre de l’Écriture dans la vie ecclésiale. La Constitution dogmatique sur la Révélation divine (Dei Verbum) lui attribue le rôle d’unifier les milieux essentiels de la vie de l’Église. Selon ce document en effet, dans la liturgie, les Écritures « font résonner … la voix de l’Esprit Saint » et, par leur biais, Dieu « vient … au-devant de ses fils et s’entretient avec eux » (DV 21) ; la prédication doit être « nourrie et guidée par la sainte Écriture » (DV 21 ; cf. DV 24) ; la théologie doit se baser sur « la Parole de Dieu … comme sur son fondement éternel » et l’étude de l’Écriture doit être « comme l’âme de la théologie » (DV 24) ; la vie quotidienne des fidèles enfin doit être marquée par la fréquentation assidue et priante de l’Écriture (cf. DV 25). Pour le Concile, cette centralité de l’Écriture dans l’Église vise, à travers l’assiduité avec elle, à apprendre « l’éminente connaissance de Jésus Christ ». Car « l’ignorance des Écriture est, en effet, l’ignorance du Christ » (DV 25).
Or, parce que, au cœur du christianisme, il n’y a pas un livre – le christianisme n’est pas une religion du livre –, mais la personne vivante de Jésus Christ, la Bible même se présente comme un livre qui exige une interprétation qui conduise à la rencontre avec le Christ, Parole définitive de Dieu à l’humanité. Je chercherai dès lors à mettre en lumière ce type d’herméneutique (1). Mais nous ne pouvons pas l’entreprendre sans avoir passé en revue auparavant, de façon synthétique, les divers modes selon lesquels la Bible a été lue au cours de l’histoire.

Les lectures de la Bible dans l’histoire
Les débuts de l’histoire de la lecture de la Bible sont attestés à l’intérieur de la Bible elle-même. La Parole de Dieu transmise à un prophète est ainsi ressentie dans sa force et sa pérennité, qui transcende la situation dans laquelle elle a été émise, et elle est relue et réinterprétée par des prophètes postérieurs (ainsi le Deutéro-Isaïe relit le Proto-Isaïe ; le Trito-Isaïe reprend le Deutéro-Isaïe). L’événement de salut accompli par Dieu en permettant l’Exode de son peuple hors d’Égypte est compris comme le paradigme de l’intervention salvifique de Dieu dans l’histoire et il est réactualisé – relu et réécrit – à différentes époques (par exemple Sg 10-19 est un midrash sur l’Exode). L’AT présente ainsi de nombreux passages où la Bible s’interprète elle-même, en établissant des intertextualités à travers les citations et les allusions, et il contient aussi des exemples de lecture midrashique, c’est-à-dire de réactualisation dans un nouveau contexte du sens d’un passage ou d’un événement.
Le terme midrash, qui dérive de la racine d-r-sh, signifiant «investiguer», «chercher», est arrivé à indiquer de manière technique la méthode juive d’étude de l’Écriture (et les produits de cette étude, à savoir les commentaires). La lecture de l’AT dans le NT peut être définie comme une espèce de midrash, à la différence fondamentale que le point de référence ultime n’est pas, comme dans le judaïsme, la Torah, mais Jésus Christ, qui devient la clé d’interprétation de tous les passages de l’Écriture. Les auteurs néotestamentaires font d’ailleurs recours à des procédés en usage dans l’exégèse juive de leur temps : des développements doctrinaux et narratifs déduits d’un texte biblique (Mt 22,23-32 ; midrash haggadah) ; des principes normatifs fondés sur un passage de l’AT (Mt 19,6 ; midrash halakah) ; chez Paul, on trouve des cas d’application du raisonnement a fortiori et de la déduction par analogie, deux des sept règles exégétiques (middot) attribuée à rabbi Hillel (mort en 20 après J.-C environ). Paul se réfère aussi à l’AT en faisant de ce dernier le contenant de types, de figures, de symboles et de prophéties qui trouveront leur anti-type, leur réalité et leur accomplissement en Jésus de Nazareth, le Messie (cf. 1Co 10,1-4 ; Ga 4,21-31). Les bases sont ainsi posées pour la lecture typologique et allégorique qui sera amplement développée par les Pères de l’Église.
En partant de la dichotomie paulinienne entre la lettre et l’Esprit (cf. 2Co 3,6), Origène ouvre la voie à la lecture chrétienne de la Bible dans la recherche d’un sens spirituel qui se voile derrière le sens littéral du texte biblique. Le présupposé de cette lecture est évidemment la donnée théologique de l’inspiration scripturaire. Origène parviendra à distinguer trois sens de l’Écriture : un sens littéral (historique), un sens mystique (relatif au mystère de l’histoire du salut qui s’est accompli en Christ et concernant donc les réalités de la foi), un sens moral (touchant l’application pratique, le plan éthique). Nous sommes là à la racine de la doctrine des quatre sens de l’Écriture qui caractérisera la lecture médiévale des Écritures. Il s’agit d’un schéma d’approfondissement progressif du sens du texte biblique qu’exprime bien ce distique d’Augustin de Dacie (XIIIe siècle):

Littera gesta docet, qui credas allegoria,
moralis quid agas, quo tendas anagogia
.
Le sens littéral (littera) nous informe des faits, des événements qui se sont produits, de l’histoire ; le sens allégorique ou spirituel (allegoria) exprime l’objet de la foi, il conduit au mystère caché derrière le sens évident ; le sens moral ou tropologique (moralis) concerne le plan pratique et spirituel de la vie du croyant ; le sens anagogique (anagogia), ou eschatologique, ouvre l’espérance du croyant vers les réalités dernières. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas tant, en réalité, de quatre sens, mais d’un unique sens compris à différents niveaux de profondeur.
Au Moyen Âge, en parallèle de le lectio divina, cette lecture sapientielle qui cherche dans le texte biblique la connaissance amoureuse du Christ et la nourriture pour la foi – une lecture pratiquée avant tout dans les milieux monastiques –, se développe la lectio scholastica, qui atteint sa plus forte expression entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècles. Le texte biblique y est lu et utilisé pour soutenir des postions théologiques déterminées : c’est une lecture technique, attentive au sens littéral qui apparaît comme le seul à pouvoir fonder la théologie (pour ne citer qu’un nom, on peut penser à Thomas d’Aquin). À partir du XIVe siècle, l’interprétation chrétienne de l’Écriture, essentiellement allégorique et spirituelle, et dont le risque a toujours été celui de l’éloignement de l’histoire, a poussé ce risque à ses conséquences extrêmes. Elle est tombée dans des procédés d’abstraction toujours plus complexes et dans des allégorisations artificielles qui marquent sa décadence et ouvrent la voie à l’ère moderne de l’interprétation biblique.
Cette époque est caractérisée par une nouvelle prise en considération du sens littéral, attention qui demeure présente jusqu’à nos jours. De nombreux facteurs contribuèrent à cette réévaluation :
- on peut citer l’invention de l’imprimerie (XVe siècle), qui conduira progressivement une multitude de lecteurs à se confronter avec la Bible, chose auparavant impossible ;
- mais aussi le besoin d’un retour à l’Écriture comme élément de purification, à une époque de décadence des pratiques de l’Église (nous sommes à l’époque de la Réforme) ;
- ou encore le retour aux sources et à la connaissance des langues anciennes, pour lesquels les humanistes se battent (Lorenzo Valla, au XVe siècle, propose ainsi de revenir à la vérité grecque des Écritures, après l’époque médiévale où avait dominé la Bible latine) ;
- un autre facteur est le déracinement du « texte sacré » de son contexte religieux ecclésial et la nécessité de son « traitement » comme n’importe quel autre texte antique, avec le développement de la pensée scientifique et l’affinement de la conscience historique.
Ce sont ici seulement certains des éléments qui pousseront l’approche de la Bible à se mettre, à partir du XVIIe et du XVIIIe siècles en particulier, sur les rails d’une critique historique et littéraire. Nous sommes là aux origines de la méthode historico-critique (ou – au pluriel – des méthodes historico-critiques), dominante aujourd’hui encore et que le document de la Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église (1993), considère indispensable à la « juste compréhension » des Écritures. Cette méthode cherche à clarifier les procédés historiques de production du texte biblique, son évolution diachronique etc. Elle est critique, parce qu’elle recourt à des critères scientifiques les plus objectifs possibles pour reconstruire le texte, et donc pour l’analyser du point de vue linguistique et littéraire (repérage d’unités textuelles, existence de doublons, détermination du genre littéraire, de l’apport d’éléments traditionnels antérieurs au texte final, examen des ajouts propres au rédacteur final, etc.). Le but de cette méthode est de parvenir, dans la mesure du possible, au sens du texte. Mais parce qu’aucune méthode ne peut s’élever, de façon absolutiste, au rang d’idole et parce qu’aucune méthode ne peut épuiser l’infinie richesse et complexité du texte biblique, de nombreuses autres approches bibliques sont apparues. On peut nommer avant tout les méthodes synchroniques (qui examinent le texte comme il se présente dans sa rédaction finale), qui ont connu ces dernières années une remarquable faveur. Il s’agit, du point de vue littéraire, de l’analyse rhétorique, de l’analyse narrative, de l’analyse sémiotique. Mais d’autres sont particulièrement intéressantes : ainsi l’approche canonique, ou celle qui se réfère aux traditions d’interprétation juives (ce monde culturel et religieux dans lequel l’AT a reçu sa forme finale, dans lequel a vécu Jésus et dans lequel est né le NT), ou encore l’approche qui étudie l’histoire des effets du texte biblique (sa réception et sa lecture dans l’histoire). D’autres approches bibliques sont fournies par les sciences humaines (la sociologie, l’anthropologie culturelle, la psychologie et la psychanalyse, etc.).
Après ce survol sommaire des manières de lire la Bible au cours de l’histoire, il nous faut maintenant nous demander à quoi est due cette nécessité de découvrir à chaque époque de nouvelles lectures des Écritures. Serait-ce que la Parole de Dieu ne s’y laisse pas entendre clairement ?

2. LE STATUT DE LA BIBLE DANS L’ÉGLISE

Bible et Parole de Dieu
En réalité, la Bible elle-même atteste la non-coïncidence entre Parole de Dieu et Écriture. La Parole de Dieu est une réalité vivante, efficace (He 4,12-13), éternelle (Is 40,8), toute-puissante (Sg 18,15), créatrice (Gn 1,3ss) et instauratrice d’histoire (dabar, « parole », en hébreu, signifie aussi « histoire, événement » : 1R 11,41). Pour le NT, cette Parole est le Fils même de Dieu, le Fils Unique du Père, le Verbe qui était au commencement auprès de Dieu et qui s’est fait chair (Jn 1,1ss ; He 1,2). L’Écriture n’est donc pas et ne peut donc pas être immédiatement Parole de Dieu : cette dernière excède le Livre, et atteint aussi l’homme à travers la vie sacramentelle, l’histoire, les événements, les frères et les sœurs, les pauvres… La Constitution Dei Verbum s’exprime en ces termes : « Les saintes Écritures contiennent la Parole de Dieu et, parce qu’inspirées, elles sont vraiment Parole de Dieu » (DV 24). Cela signifie que l’Écriture contient la Parole divine et qu’elle la transmet par le biais de l’action du Saint-Esprit.
La tradition chrétienne a exprimé cette conscience en recourant à l’analogie de l’incarnation : le Logos,qui s’est fait chair dans la personne de Jésus de Nazareth, est aussi le Logos qui s’est fait écriture, livre ; et, tout comme la foi amène à reconnaître le Fils de Dieu dans l’homme Jésus de Nazareth, de même la foi est appelée à discerner la Parole de Dieu dans les phrases scripturaires tout humaines. Saint Augustin écrit :

Ne nous étonnons pas si, par condescendance à notre faiblesse, il s’abaisse jusqu’à la dispersion de nos sons humains ; en effet, il s’abaisse jusqu’à assumer l’infirmité de notre corps (Enarr. in Ps. 103,4,1).

Cette compréhension amène traditionnellement à reconnaître l’Écriture comme corps du Christ, et donc comme sacrement de sa présence (le Concile affirme encore : « Le Christ est présent dans sa Parole, car c’est lui qui parle tandis qu’on lit dans l’Église les saintes Écritures », SC 7). Il en découle la conception de l’eucharistie comme double table de la parole et du pain. Ce dernier enseignement, courant chez les Pères, a été repris par plusieurs documents de Vatican II (DV 21 ; PO 18 ; PC 6 ; etc.). On peut en déduire que l’Écriture a donc un statut sacramentel à l’intérieur de la vie de l’Église : la Parole qu’elle contient et qu’elle dégage grâce à l’Esprit Saint a la capacité efficace de l’alliance, elle est un don offert à tout le peuple saint et un lieu de la présence divine. Grâce à l’action de l’Esprit, l’Écriture transmet une Parole qui doit être accueillie non pas tant comme une parole d’hommes ou comme une parole sur Dieu, mais comme Parole de Dieu (cf. 1Ts 2,13), qui introduit dans l’alliance, dans la relation avec le Dieu vivant.

Le croyant : celui qui écoute
Théologiquement, la Bible se fonde sur la certitude que Dieu parle. Face à cet acte originel de Dieu, le partenaire de Dieu est celui qui écoute. De fait, l’Écriture atteste à plusieurs reprises que l’écoute est ce qui fait d’Israël le peuple de Dieu. « Fils d’Israël, si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples » (Ex 19,5) ; « Écoutez ma voix et mettez bien en pratique ce que je vous propose : ainsi vous deviendrez un peuple pour moi et moi je deviendrai Dieu pour vous » (Jr 11,4). L’écoute crée une appartenance, un lien, elle fait entrer dans l’alliance. Dans le NT, l’écoute se concentre sur la personne de Jésus, le Fils de Dieu : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le ! » (Mt 17,5 et par.).
L’Écriture, que les Juifs appellent Miqra’, ce qui signifie « convocation », contient donc un appel et demande à son lecteur de se faire auditeur et répondant. Lire l’Écriture signifie accomplir un exode en vue d’une rencontre, cela signifie s’ouvrir à une relation, entrer dans un dialogue où le mouvement de l’écoute est essentiel. Oui, le croyant est « l’écoutant ». Celui qui écoute confesse la présence de celui qui parle et veut s’impliquer avec lui ; celui qui écoute creuse en soi un espace pour y faire habiter l’autre ; il se dispose avec confiance envers l’autre qui parle. C’est la raison pour laquelle les Évangiles exigent que l’on discerne ce que l’on écoute (Mc 4,24) et la manière dont on écoute (Lc 8,18) : car nous sommes ce que nous écoutons ! La figure anthropologique que la Bible veut façonner est donc celle d’un homme capable d’écouter, habité par « un cœur qui écoute » (1R 3,9). C’est le cœur, en effet, qui écoute, c’est-à-dire la totalité de l’homme : le noyau le plus profond de l’homme est forgé par l’écoute. Ainsi, écoutant la Parole, l’homme se fait accueil de l’Autre.
Comme cette écoute n’est pas qu’une simple audition de phrases bibliques, mais un discernement pneumatique de la Parole de Dieu, elle exige la foi et doit se produire dans l’Esprit Saint. Ces conditions nous renvoient à la lecture biblique dans les deux contextes de l’espace liturgique et de la lectio divina, que je veux maintenant évoquer successivement.

Liturgie
La Bible est le livre d’un peuple et pour un peuple. Elle est un héritage, un « testament » transmis à des lecteurs-destinataires qui succèdent aux auteurs en actualisant dans leur histoire et dans leur vie l’histoire du salut dont témoigne le texte. Cette réception se produit en particulier dans la communauté réunie en assemblée liturgique, où est célébrée l’alliance de Dieu avec son peuple.
Le passage lucanien qui décrit Jésus, dans la synagogue de Nazareth, proclamant la péricope scripturaire durant la liturgie et faisant l’homélie (Lc 4,16-21) est significatif à ce propos, tant au niveau théologique qu’au niveau anthropologique. Ce qui se produit là se produit aussi à chaque proclamation de la Parole de Dieu dans une liturgie. Le texte de l’Écriture (« cette Écriture » : Lc 4,21) est lu et proclamé comme une parole vivante pour l’« aujourd’hui » (Lc 4,21) d’une communauté précise, réunie en assemblée : c’est la communauté réunie par la Parole de Dieu, la communauté de l’écoute, l’ekklesía. Dans l’assemblée liturgique, un lecteur vivant aujourd’hui offre son corps au livre qui peut ainsi résonner comme une parole significative aujourd’hui, comme une parole adressée à une communauté déterminée. Le lecteur, de sa main, ouvre le livre ; avec les yeux, il suit le texte ; par sa bouche, il lit et prête sa voix à l’Écriture : ce qui est écrit ressuscite ainsi pour devenir une parole vivante aujourd’hui. Cette opération est pneumatique, c’est une action de l’Esprit qui, tout comme il a conduit la Parole à se faire livre, conduit maintenant, dans la liturgie, l’écrit à se faire Parole (« L’Esprit du Seigneur est sur moi », dit Jésus dans cette péricope : Lc 4,18). C’est en effet grâce à l’action vivifiante de l’Esprit que la Parole de Dieu peut résonner dans l’assemblée réunie et devenir le fondement de l’action liturgique.
Cette présence nécessaire de l’Esprit lors de la proclamation de la Parole dans la liturgie est bien exprimé par l’eucologe de Sérapion (IVe siècle) qui — suivant la tradition alexandrine dont l’anaphore comporte une double épiclèse — contient une invocation de l’Esprit avant la proclamation des lectures, et une autre après l’homélie. Ces épiclèses demandent, d’une part, que l’Esprit guide celui qui préside l’assemblée dans sa tâche prophétique et qu’il comprenne, qu’il proclame et qu’il rompe de façon adéquate la Parole de Dieu pour l’assemblée, et, d’autre part, que la communauté réunie reçoive de façon juste et digne la Parole.
Dans la liturgie, et en particulier dans la liturgie eucharistique, se produit la résurrection de l’Écriture en Parole, au point qu’on peut dire que lire l’Écriture dans le contexte liturgique signifie s’insérer dans la dynamique pascale. Cet événement liturgique se caractérise par quatre moments constitutifs :
- il y a une lecture des textes de la Bible reçue canoniquement ;
- ces textes sont proclamés comme une parole vivante de Dieu pour l’aujourd’hui ;
- il sont adressés à une assemblée qui y reconnaît sa propre identité ;
- sous la présidence d’un garant qui atteste l’authenticité de ce qui vient d’être lu.
L’assemblée liturgique, grâce à l’Esprit Saint, écoute ainsi le Christ qui parle, « car c’est lui qui parle tandis qu’on lit dans l’Église les saintes Écritures » (SC 7) ; elle se place en présence du « Christ qui annonce encore l’Évangile » (SC 33) ; elle permet à Dieu d’entrer en alliance avec son peuple ; elle réalise le passage de Dieu au milieu de son peuple.
L’Écriture et la liturgie convergent ainsi vers l’unique but de conduire le peuple à ce dialogue avec le Seigneur qui est l’intention profonde de la Parole de Dieu. Dans la liturgie, la parole qui sort de la bouche de Dieu et dont témoignent les Écritures revient à Dieu sous forme d’une réponse priante du peuple (cf. Is 55,10-11). Le dynamisme profond de la liturgie est celui d’un dialogue : Dieu convoque son peuple ; la lecture de l’Écriture évoque les interventions salvifiques de Dieu dans l’histoire ; l’assemblée qui répond rend grâce et invoque la bonté du Père. Tout comme la Parole tend donc à la liturgie, dans la liturgie se produit également la régénération de la Parole qui se manifeste vivante, actuelle, efficace, conduisant le peuple à l’alliance.
Ainsi la structure dialogique de la liturgie rencontre la finalité dialogique de l’Écriture, qu’indique bien la présence, au cœur des Écritures, du livre des Psaumes. Ces derniers expriment, dans le culte et dans la liturgie, la réponse du peuple à l’action de Dieu dans l’histoire. Le rapport intrinsèque Écriture-liturgie transparaît donc dans la Bible même qui est, dès sa constitution canonique, le livre destiné à régir le dialogue entre Dieu et son peuple ; c’est donc le livre pour le culte.

Lectio divina
Mais les Écritures peuvent aussi être lues par les croyants de manière personnelle, hors du contexte liturgique. Dans ce cadre, il faut alors évoquer la lectio divina (2). C’est une méthode traditionnelle d’approche de l’Écriture qui cherche à faire de la lecture du texte écrit l’écoute d’une parole vivante, en ouvrant l’acte de lecture à une relation vivante, à une présence qu’il s’agit pour le lecteur d’accueillir. Origène parlait déjà de theîa anágnosis, de « divine lecture » ; mais on trouve la formulation la plus significative de cet art de l’écoute de la Parole chez Guigues II le Chartreux (XIIe siècle). Il a écrit :

Un jour, alors que j’étais occupé au travail manuel, je commençai à penser à l’exercice spirituel de l’homme ; et tout à coup quatre degrés spirituels s’offrirent à ma réflexion : la lecture, la méditation, la prière, la contemplation … La lecture est l’examen attentif des Écritures, fait par un esprit appliqué. La méditation est une opération de l’intelligence, procédant à l’investigation studieuse d’une vérité cachée, à l’aide de la propre raison. La prière est une application aimante du cœur à Dieu pour extirper les maux et poursuivre le bien. La contemplation est comme une élévation en Dieu de l’âme attirée au-dessus d’elle-même et savourant les joies de la douceur éternelle (Lettre à Gervais sur la vie contemplative).

Comment peut-on décliner aujourd’hui, alors que nous sommes si allergiques aux visions spirituelles qui présentent des échelles et des degrés, ces quatre stades (lectio, meditatio, oratio, contemplatio) de la lecture biblique ? Il s’agit de reconnaître qu’ils sont en réalité une pédagogie de la rencontre du Seigneur à travers la méditation d’un texte littéraire, le texte biblique. Sans vouloir les diviser en quatre étapes successives – car en réalités elles se recoupent –, il faut y voir deux phases essentielles : la première, celle de la lectio et de la meditatio, est plus objective, c’est-à-dire centrée sur l’effort de lecture attentive du texte, de son approfondissement, de son étude, de sa compréhension ; la seconde, caractérisée par l’oratio et la contemplatio, fait émerger davantage la subjectivité et le vécu du lecteur-auditeur-orant qui, ayant reçu le message central de la page biblique, y répond par la prière et la liturgie du cœur, par l’obéissance et la responsabilité, en se mettant sur un chemin de conversion.
Le propre de la lectio divina (tant personnelle que communautaire) est le contexte de foi et de prière où elle a lieu : elle s’ouvre par le silence, par la confession de foi selon laquelle le Seigneur me parle aujourd’hui à travers la page biblique, par l’invocation de l’Esprit et l’humble ouverture à son action ; en effet la compréhension du texte est un événement pneumatique, non pas une opération intellectuelle. Assurément, l’étude entre dans le mouvement de la lectio divina : la meditatio, bien sûr, n’est pas une introspection ou une auto-analyse psychologisante, mais l’approfondissement du sens du texte (en recourant aussi à des instruments tels que les notes de la Bible que l’on utilise ou un commentaire, ou encore un dictionnaire biblique, etc.), pour qu’émerge la pointe théologique, le kérygme, le message central. De la page lue et écoutée, on passera alors à la présence priée, contemplée : un peu à la manière de ce qui se produit dans la péricope lucanienne qu’on a déjà évoquée (Lc 4,16-21), où l’on assiste de façon plastique au passage de la lecture du texte biblique (Jésus lit le rouleau du prophète Isaïe : Lc 4,16-19) à la vision de la personne du Christ (« tous avaient les yeux fixés sur lui » : Lc 4,20). Ainsi la lectio divina, qui commence dans la prière, débouche sur la prière : une prière de reconnaissance ou d’adoration, de louange ou de supplication, un silence qui contemple la Présence du Seigneur ou une invocation qui la cherche ; quoi qu’il en soit, cette prière s’inspirera toujours de la parole écoutée et méditée.
On passe de cette manière, dans la lectio divina, de la lecture du texte, pour y saisir la Parole, à la lecture de soi et du propre vécu devant cette même Parole. Et on fait l’expérience de l’unification à laquelle elle conduit : l’unification de la foi et de la vie, de la prière personnelle et de la liturgie, de l’intériorité et de l’engagement dans l’histoire. Mais, en ce qui concerne le texte biblique lui-même, on y mesure aussi l’unité entre le NT et l’AT. La lectio divina cherche en effet à saisir l’unité de l’Écriture en s’appuyant sur le principe chrétien fondamental d’interprétation des Écritures : à savoir le Christ mort et ressuscité, Parole définitive de Dieu à l’humanité. La lectio parvient ainsi à comprendre l’accomplissement à la lumière de la promesse, et à voir non seulement que l’accomplissement n’existe pas sans promesse, mais aussi qu’il ne la révoque pas, mais relance au contraire la promesse vers l’accomplissement eschatologique. L’accomplissement en Christ devient la promesse en Christ. Le Christ mort et ressuscité « selon les Écritures » (1Co 15,3-4), c’est-à-dire selon « la Loi, les Prophètes et les Psaumes » (Lc 24,4), n’épuise pas la prophétie de l’AT, mais la relance vers le Royaume, accomplissement véritable, pour tous et pour toujours, du dessein de salut de Dieu pour l’humanité.
Voilà jusqu’où conduit la lectio divina… Toutefois, ce passage n’est pas immédiat, il présuppose une opération d’interprétation du texte lu pour y discerner la Parole à écouter. C’est à cet élément que nous devons nous intéresser pour conclure.

 

3. L’INTERPRÉTATION DU TEXTE BIBLIQUE

La Bible est un livre pluriel : c’est une bibliothèque composée de livres divers, rédigés à des époques et en des lieux différents, écrits en trois différentes langues et caractérisés par des genres littéraires variés (lettres, textes poétiques, annales, récits…). La distance culturelle d’avec le lecteur actuel est donc grande. Ce dernier fait avant tout l’expérience de l’altérité du texte. Dans le cas d’une relation humaine avec une autre personne, il s’agit de connaître l’autre, de l’écouter, de savoir son passé, de discerner ses volontés et ses désirs pour pouvoir entrer avec lui dans un dialogue constructif et pour pouvoir le rencontrer en vérité, en évitant de le phagocyter ou de se laisser absorber par lui. De la même manière, face au texte biblique, il faut accomplir une série de pas qui rendent possible une rencontre féconde, en cherchant à éviter de manipuler la parole.
Parce que la Bible est un livre où la Parole de Dieu est contenue et transmise dans des paroles humaines, elle est toujours caractérisée d’une part par un élément théologique (par ex. la foi dans le Dieu qui agit dans l’histoire et qui, dans le NT, se manifeste pleinement en Jésus de Nazareth, le Christ) et d’autre part par un élément culturel variable selon les époques, les lieux, les auteurs (par ex. les genres littéraires, les procédés stylistiques, les influences d’autres cultures et littératures…). Une interprétation globale exige donc à la fois une approche exégétique qui prenne au sérieux l’altérité du texte et une herméneutique spirituelle qui fasse entrer le lecteur en relation avec le Dieu qui parle à travers la parole humaine. Ce labeur du travail exégétique s’impose en raison du caractère historique de la parole biblique et de la centralité de l’incarnation dans la foi chrétienne. Les paroles prononcées par Jean Paul II le 23 avril 1993 en présence des membres de la Commission biblique pontificale sont intéressantes à ce propos. Son discours stigmatise certains chrétiens qu’il décrit ainsi :

Animés par une fausse idée de Dieu et de l’incarnation, ils tendent à croire que, Dieu étant l’Être absolu, chacune de ses paroles a une valeur absolue, indépendante de tous les conditionnements du langage humain. Il n’y a donc pas lieu, selon eux, d’étudier ces conditionnements pour opérer des distinctions qui relativiseraient la portée des paroles. Mais c’est là se faire illusion et refuser, en réalité, les mystères de l’inspiration scripturaire et de l’incarnation, en s’attachant à une fausse notion d’absolu. Le Dieu de la Bible n’est pas un Être absolu qui, écrasant tout ce qu’il touche, supprimerait toutes les différences et toutes les nuances. Il est au contraire le Dieu créateur, qui a créé l’étonnante variété des êtres « chacun selon son espèce », comme le dit et le répète le récit de la Genèse. Loin d’anéantir les différences, Dieu les respecte et les valorise (voir 1Co 12,18.24.28). Lorsqu’il s’exprime dans un langage humain, il ne donne pas à chaque expression une valeur uniforme, mais il en utilise les nuances et il en accepte également les limitations.

Le travail exégétique se joue essentiellement autour des trois étapes de la critique textuelle, de la critique littéraire et de la critique historique. On cherche de cette manière à établir le texte le plus sûr du point de vue philologique à partir des nombreux témoignages manuscrits ; à étudier les critères linguistiques et de composition du texte, sa structure, son genre littéraire, à distinguer les sources qui ont été éventuellement utilisées et la rédaction de l’auteur ; enfin on se soucie d’apprécier le texte selon des critères historiques. Grâce à ce travail, une certaine objectivité du sens du texte devrait apparaître (même par delà la volonté de l’auteur, qu’il est souvent utopique de vouloir reconstituer). C’est à ce stade seulement qu’intervient le facteur plus proprement herméneutique, qui cherche à faire le pont entre le texte et nous, aujourd’hui.
Pour donner un exemple de ce processus, prenons le prologue du troisième évangile (Lc 1,1-4). Le texte parle de quatre étapes : les événements historiques (Lc 1,1) ; la transmission du souvenir de ces faits qu’ont réalisée des témoins oculaires et qui a eu lieu au sein de communautés chrétiennes qui lisaient dans la foi les événements « accomplis » (Lc 1,2 et 1,1) ; puis la mise par écrit des évangiles (Lc 1,3, cf. aussi 1,1) ; et enfin les destinataires de l’écrit (« pour toi, très honorable Théophile » : Lc 1,4). La tâche de reconstituer les trois premières étapes de l’histoire de la composition d’un évangile revient à l’exégèse, à la critique historique (les faits survenus), à la critique textuelle et à la critique littéraire (rédaction des évangiles et leur préhistoire). Une fois découvert ce que le texte dit, il s’agit de faire ressortir ce qu’il dit à moi, à nous, aujourd’hui : c’est là la tâche de l’herméneutique.
Dans cette phase de l’interprétation, l’horizon du lecteur se fond dans l’horizon du texte, donnant naissance à une nouvelle réalité, à un sens vital pour l’aujourd’hui. Cette opération de « traduction » dans le contexte culturel contemporain du texte biblique ancien n’est pas simplement technique, mais pneumatique. Elle exige la foi, qui, bien qu’étant toujours culturellement marquée, est un critère herméneutique décisif pour saisir ce qui a été écrit à l’intérieur et à partir de la foi même. Elle exige aussi l’assistance de l’Esprit Saint, parce que « l’Écriture doit être interprétée dans le même Esprit qu’elle a été écrite » (selon l’expression de Jérôme reprise par le Concile, voir DV 12). Il s’agit donc d’une herméneutique qui se produit dans un contexte de prière (DV 25), davantage encore dans la prière liturgique. Ce n’est qu’ainsi que l’Écriture peut être comprise comme un sacrement qui transmet la Parole de Dieu et non pas seulement comme un livre qui contient des idées et des conceptions sur Dieu. Cette interprétation, de plus, n’est pas individualiste (cf. 2P 1,20) mais communautaire, ecclésiale. On peut à cet égard se souvenir de l’expérience de Grégoire le Grand, qui écrivait :

Bien des passages du texte de la sainte Écriture, que je n’ai pu comprendre seul m’ont livré leur sens en présence de mes frères … Je me suis rendu à l’évidence que l’intelligence m’était donnée par leur intermédiaire (Hom. in Hiez. 2,1).

Cette opération d’interprétation retrouve l’unité de la Bible, en ayant conscience que c’est la Bible dans son ensemble, AT et NT, qui est le livre de l’Église et que le canon est un critère herméneutique décisif. Et elle retrouve l’unité synchronique et diachronique du peuple de Dieu à l’intérieur de laquelle l’Écriture a vécu et vit : en d’autres mots, la Bible ne peut pas être séparée du flux de tradition qui la transmet et la véhicule depuis le moment de sa rédaction jusqu’à aujourd’hui.
L’Écriture, en outre, qui est – selon la tradition – une lettre de Dieu pour les hommes, nous a été donnée pour qu’elle soit vécue, pour qu’on y obéisse. Vivre la Parole devient ainsi un critère herméneutique essentiel pour comprendre l’Écriture, car celle-ci se révèle à nous de manière bien différente lorsqu’elle est mise en pratique ou lorsqu’elle est simplement lue ou étudiée. En effet, à ce moment-là, l’herméneutique biblique devient une histoire de la sainteté. Quand cela a lieu et quand se manifestent d’authentiques témoins vivants de la Parole de Dieu, c’est alors que se produit en réalité le passage pascal de la page à la vie.

 

(Traduction de l’italien par Matthias Wirz)


(1) Voir Enzo Bianchi, Écouter la Parole. Les enjeux de la lectio divina, Bruxelles,Lessius, 2006.

(2) Voir Enzo Bianchi, Prier la Parole. Une introduction à la lectio divina, Bégrolles-en-Mauges, Bellefontaine, 1996.