Conférence d'ouverture du prieur de Bose

Bose, 16 septembre 2007
ENZO BIANCHI, prieur de Bose
ENZO BIANCHI
La transfiguration est mystère de transformation: notre corps et notre création sont appelés à la transfiguration, à devenir "autre"

XVe Colloque œcuménique international

Le Christ transfiguré
dans la tradition spirituelle orthodoxe

16-19 septembre 2007

Écouter la conférence (en italien)

 


Introduction.
Le récit de la transfiguration dans les synoptiques

Le récit de la transfiguration de Jésus est situé dans chacun des trois évangiles synoptiques en une position centrale (voir Mc 9,2-10; Mt 17,1-9; Lc 9,28-36), en un point où l'on enregistre un tournant décisif entre le ministère de Jésus en Galilée et sa montée à Jérusalem. Pour être encore plus précis, les trois synoptiques situent ce récit dans une séquence à chaque fois identique: confession de Pierre (voir Mc 8,27-30 et par.), première annonce de la passion et des conditions pour suivre Jésus (voir Mc 8,31-38 et par.), transfiguration, deuxième annonce de la passion (voir Mc 9,30-32 et par.).

Dans le quatrième évangile, l'événement de la transfiguration est absent, mais tout cet évangile est révélation de la gloire de Jésus, depuis la manifestation de la gloire advenue à Cana (voir Jn 2,1-12) jusqu'à la glorification sur la croix (voir Jn 12,23-38; 17,1; etc.). Ainsi l'évangéliste peut attester dès le prologue: « Nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1,14). En outre, n'oublions pas que cet événement est aussi rappelé de manière détaillée par les écrits apostoliques (ce qui ne se produit, hormis dans notre cas, que pour la dernière cène), en particulier dans la seconde lettre de Pierre, qui invite à discerner dans la transfiguration une anticipation de la parousie, de la venue dans la gloire du Seigneur Jésus Christ (voir 2P 1,16-19).

Dans l'intention des synoptiques et de Pierre, l'événement de la transfiguration doit être interprété et contemplé comme un événement historique, qui s'est donc produit dans l'histoire, dans la vie de Jésus, devant les témoins pour lesquels il a eu une signification déterminante et à travers lesquels il a été raconté: il ne s'agit donc pas d'un mythe ni d'un midrash chrétien! Certes, les exégètes peinent à déterminer le genre littéraire de ce texte: s'agit-t-il d'une vision apocalyptique? d'une théophanie divine? d'une intronisation messianique? d'une relecture de la transfiguration de Moïse (voir Ex 34,29-35)? Le récit, en vérité, ne se laisse pas enfermer dans les limites d'un genre littéraire, mais reste l'interprétation d'un événement qui s'est réellement produit dans la vie de Jésus, compris et exprimé par chacun des évangélistes de manière différente. Et leur intention est celle d'offrir un témoignage sur Jésus, qui aide le lecteur dans son itinéraire de foi pascale: pour eux, la transfiguration est révélation,c'est un voile levé sur Jésus, visant à faire connaître au disciple l'identité la plus authentique du Seigneur.

Je voudrais maintenant simplement contempler ce récit évangélique, ce buisson ardent où Dieu révèle sa face; je voudrais chercher, suivant l'enseignement d'Origène, à contempler et à lire les vêtements du Christ que sont les mots de l'évangile, en invoquant l'Esprit saint afin qu'il les fasse devenir blancs comme la lumière (voir Commentaire sur Matthieu XII,38 [sur Mt 17,2]).


1. La transfiguration, révélation du Royaume

L'événement de la transfiguration a été prophétisé par Jésus, lorsqu'il a dit à ses disciples, après la première annonce de sa passion-mort-résurrection: « En vérité je vous le dis, il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Mc 9,1; voir Mt 16,28; Lc 9,27). Certains disciples seront donc bénéficiaires d'une vision avant leur mort, de leur vivant même, et verront le Royaume de Dieu qui vient (Mc et Lc), le Fils de l'homme qui vient (Mt). De même que le vieux Syméon avait reçu du Saint-Esprit la promesse « qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur » (Lc 2,26), ainsi certains reçoivent une promesse de la part de Jésus lui-même: le Royaume de Dieu leur sera manifesté, que Matthieu identifie avec le Fils de l'homme, avec Jésus lui-même. Jésus est le Royaume de Dieu en personne, il est l'autobasileía, comme l'a bien compris Origène (voir Commentaire sur Matthieu XIV,7,10.17 [sur Mt 18,23]). Jésus, qui a annoncé la venue du Royaume de Dieu, le révèle désormais; mieux, Jésus est révélé par le Père comme le Royaume de Dieu venant avec puissance. L'événement de la transfiguration apparaît donc comme une anticipation.

Six jours (Mc et Mt) ou huit jours (Lc) après ces mots, « Jésus prend avec soi Pierre, Jacques et Jean et les emmène seuls, à l'écart, sur une haute montagne » (Lc 9,2). Il réalise donc un choix, il accomplit une élection, et, des douze, il n'emmène que trois disciples, qui appartiennent aux premiers à avoir été appelés à sa suite (voir Mc 1,16-20). Ce sont les trois disciples les plus proches de Jésus, qu'il avait déjà choisis comme témoins de la résurrection de la fille de Jaïre (voir Mc 5,37-43); ce sont les mêmes qui seront ensuite aussi les témoins de sa dé-figuration dans le jardin du Géthsémani, à la veille de la passion (voir Mc 14,32-42). Ils sont choisis non pour leurs vertus particulières ou leurs mérites, mais, dans la volonté impénétrable de Dieu, pour qu'ils puissent rendre témoignage, devenir témoins de Jésus, et même les témoins par excellence: Pierre sera « témoin (mártys) des souffrances du Christ et participant (koinonós) de la gloire qui va être révélée » (1P 5,1); Jacques et Jean boiront la coupe et subiront l'immersion, selon la promesse de Jésus (voir Mc 10,38-3). Ils seront témoins et donc martyrs!

Ce sont eux qui, « appelés par Jésus », montent avec lui sur la haute montagne, la montagne de la révélation de Dieu qui est identifiée, à partir du IIe siècle (voir Évangile des Hébreux, cité par Origène dans ses Homélies sur Jérémie XV,4,21), avec le mont Tabor, par ailleurs déjà mentionné par le Ps 89,13. Oui, on trouve dans cette montée sur la montagne l'écho de tous les récits vétéro-testamentaires de théophanie, de révélation de Dieu: on y retrouve la montagne du Sinaï et de l'Horeb, qui sont une unique montagne (voir Ex 3,1), qu'a gravie Moïse et dont il est redescendu (voir Ex 19-34), de même qu'Élie (voir R 19,1-18); « la montagne de la maison du Seigneur, élevée au-dessus des collines » (Is 2,2; Mi 4,1)…

Cette montée, dont Marc et Matthieu soulignent qu'elle est orientée vers « un lieu à l'écart » (voir Mc 9,2; Mt 17,1) et pour laquelle Luc spécifie que la prière est son but (voir Lc 9,28), apparaît donc dirigée vers un événement important, lors duquel les disciples bénéficieront d'une révélation faite par Dieu, une révélation qui concerne leur maître, confessé peu auparavant par Pierre comme Christ-Messie (voir Mc 8,29 et par.). Et voici alors, tandis que Jésus est en prière, qu'il « fut transfiguré » (passif divin metemorphóte: Mc 9,2; Mt 17,2), qu'il subit un changement de forme dans ses vêtement et dans son corps. Craignant que les lecteurs de l'évangile comprennent cet événement comme un mythe, une métamorphose suivant le modèle des rites païens grecs, Luc préfére employer une expression plus neutre: « l'aspect de son visage devint autre » (Lc 9,29). Nous mesurons ici combien l'événement est en réalité inexprimable et le langage des évangélistes inadéquat: Matthieu parle de « vêtements blancs comme la lumière », Marc les décrit « resplendissants, d'une telle blancheur qu'aucun foulon sur la terre ne peut blanchir de la sorte », Luc les définit « fulgurants ». Les trois récits tentent donc de décrire la lumière de ces vêtements, n'oubliant certes pas que la lumière est le manteau dont se revêt Dieu (voir Ps 104,2). Mais en profondeur, la source de cette lumière est Jésus lui-même: voici pourquoi le corps de Jésus fut transfiguré (Mc et Mt), son visage brilla comme le soleil (Mt) et l'aspect de son visage devient autre (Lc).

Au lieu du corps et du visage humains et quotidiens de Jésus, comme les disciples les connaissaient, la transformation fournit la vision d'un visage autre, lumineux, un visage transfiguré par une action qui ne pouvait être que divine. Paul confessait dans l'hymne de la lettre aux Philippiens:

« Celui qui était dans la forme de Dieu (en morphê theoû)
ne considéra pas une possession jalouse
son égalité avec Dieu.
Mais il se vida soi-même,
prenant la forme d'esclave (morphè doúlou),
devenant semblable aux hommes,
reconnu dans la forme comme homme » (Ph 2,6-7).

Or dans la transfiguration celui qui avait « la forme d'esclave » reprend sa « forme de Dieu » et resplendit de lumière divine. Origène déjà avait observé que la transfiguration rappelle ce texte que nous venons de citer. Il écrit:

« Tu tentes de savoir si les disciples, quand Jésus se transfigura devant ceux qu'il avait fait monter sur une haute montagne, virent Jésus sous la forme de Dieu, qui était sa première forme, puisque il avait pris ici-bas la forme d'esclave? Et bien écoute ces mots, si tu es capable, en un sens spirituel, et remarque qu'il n'est pas dit seulement « il fut transfiguré », mais « il fut transfiguré devant eux », comme le disent Matthieu et Marc. Tu concluras donc qu'il est possible que Jésus soit transfiguré devant certains et qu'il ne le soit pas devant d'autres » (Commentaire sur Matthieu XII,37,1-21 [sur Mt 17,2]).

Quelque chose de la gloire, de la lumière de Dieu resplendit en Jésus, pour autant qu'il était possible aux disciples de le voir: Jésus apparaît sous la forme d'un des « justes resplendissant comme le soleil dans le Royaume de leur Père » (voir Mt 13,43), comme il l'avait lui-même révélé; il apparaît comme un des saints doctes « resplendissant comme la splendeur du firmament, comme les étoiles, pour toute l'éternité » (Dn 12,3). Ce qui se produit est donc une véritable christophanie, voire une théophanie, comme celles que présente l'Ancien Testament et dont bénéficièrent Moïse (voir Ez 3,1-15; 34,5-28), Élie (voir 1R 19,18) et les autres prophètes, surtout Isaïe (voir Is 6) et Ézéchiel (voir Ez 1).


2. Moïse et Élie, la Loi et les prophètes

Lorsque s'est réalisée la transfiguration de Jésus, d'une certaine manière « les cieux se sont ouverts » (voir Mc 1,10 et par.) et Moïse et Élie sont apparus qui s'entretenaient avec Jésus (voir Mc 9,4 et par.).

Moïse le législateur, c'est-à-dire la Loi, est nommé à plusieurs reprises dans les évangiles synoptiques en relation précisément avec la Loi (voir Mc 1,44; 7,10; etc.), mais ce n'est qu'ici qu'il apparaît directement. Sur la haute montagne du Sinaï-Horeb, Moïse avait été bénéficiaire de différentes théophanies, et en raison justement de son intimité avec Dieu il avait reçu aussi la luminosité du visage, dont les enfants d'Israël ne pouvaient soutenir la vue (voir Ex 34,29-35). Il était également le prophète attendu à la fin des jours, quand – selon le Poème des quatre nuits dans le Targum sur Ex 12,42 – il serait remonté du désert, tandis que le Roi Messie descendrait d'en-haut. Moïse était donc attendu pour les temps messianiques, quand le prophète semblable à lui aurait surgi, à qui devait s'adresser l'écoute du peuple saint d'Israël: « Le Seigneur ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète comme moi, que vous écouterez » (Dt 18,15). Mais Moïse était encore celui qui avait prié Dieu: « Fais-moi voir ta gloire! » (Ex 33,18), recevant pour réponse de sa part: « L'homme ne peut voir ma gloire et vivre… Tu verras mon dos; mais ma face, on ne peut la voir » (Ex 33,20.23). Lors de l'événement de la transfiguration, Moïse est présent, vivant dans le monde de Dieu, et il voit finalement la gloire de Dieu, Jésus Christ, qui en cette heure apparaît comme « la gloire du Dieu invisible » (voir Hé 1,3), « le Seigneur de la gloire » (1Co 2,8), celui sur le visage de qui « brille la splendeur de la gloire de Dieu » (voir 2Co 4,6).

À côté de Moïse apparaît Élie, le prototype des prophètes, qui avait lui aussi gravi la montagne de Dieu pour recevoir une révélation dans « la voix d'un silence léger » (1R 19,12); il était lui aussi attendu à la fin des temps « avant que n'arrive le jour du Seigneur, grand et redoutable » (Ml 3,23) et que « pour ceux qui craignent le Nom du Seigneur se lève le “Soleil de justice”, avec la guérison dans ses rayons » (voir Ml 3,20; voir aussi Si 48,10-11). Élie représente et synthétise toute la prophétie de l'Ancien Testament, celle qui s'est refermée avec Jean-Baptiste, lui-même reconnu et identifié comme le « nouvel Élie » (voir Mt 11,14; 17,10), précurseur de Jésus dans la vie, dans la prédication du Royaume à venir, dans le témoignage et dans la mort violente.

Moïse et Élie, la Loi et les prophètes qui résument toute les Écritures d'Israël, le Premier Testament, sont aux côtés de Jésus comme témoins et interprètes. Et dans leur « entretien », dans cette manière de « parler ensemble » (synaleîn: voir Mc 9,4 et par.) avec Jésus, ils manifestent une authentique interprétation spirituelle en acte: Jésus est l'herméneute de la Loi et des prophètes, qui toujours, « commençant par Moïse et parcourant les prophètes, interprète dans toutes les Écritures ce qui le concerne » (voir Lc 24,27). Moïse et Élie, que Luc définit comme « deux hommes », sont ceux-là mêmes qu'on trouvera présents à côté du tombeau vide, qui interpréteront les mots dits par Jésus durant sa vie et le proclameront Crucifié-Ressuscité (voir Lc 24,4-7). Dans cette optique précise, Luc spécifie dans son récit de la transfiguration que Moïse et Élie « parlaient avec Jésus de son exode (élegon tèn éxodon autoû), qu'il allait accomplir à Jérusalem » (Lc 9,31). Ainsi la Loi et les prophètes attestent la necessitas passionis de Jésus, ils l'indiquent comme le Serviteur du Seigneur qui doit passer à travers la kénosis et l'élévation; ils manifestent de cette manière la continuité de la foi entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance.

Les attentes messianiques d'Israël sont véritablement accomplies, et Jésus le Messie apparaît comme l'exégèse vivante et l'accomplissement authentique des Écritures. C'est avec cette conviction qu'Origène en arrive à commenter:

« Si l'on comprend et contemple le Fils de Dieu transfiguré au point que son visage est un soleil et ses vêtements blancs comme la lumière, on verra, contemplant Jésus sous cette forme, Moïse la Loi et Élie, qui n'est pas qu'un prophète isolé mais les représente tous, en conversation avec Jésus… Et si l'on a vu la gloire de Moïse, en ayant compris que la Loi spirituelle fait un avec la parole de Jésus, et si l'on a compris que dans les prophètes « la sagesse est cachée dans le mystère » (1Co 2,7), alors on a vu Moïse et Élie dans la gloire, en les voyant précisément avec Jésus » (Commentaire sur Matthieu XII,38,29-37.43-49 [sur Mt 17,2-3]).

Comment oublier la mosaïque de Saint-Apollinaire en Classe, à Ravenne, où de part et d'autre de la croix glorieuse se dressent Moïse et Élie, alors que trois brebis se tiennent sous la croix, représentant les trois témoins de la transfiguration? Dans cette mosaïque, Jésus est représenté par la croix, qui constitue le sujet de la conversation entre Moïse et Élie: il s'agit véritablement d'une interprétation figurative extraordinaire et hautement théologique!

C'est bien pour que cette vision devienne pleinement réalité que « Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: “Maître, il est heureux que nous soyons ici; faisons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie” » (Mc 9,5 et par.). Il croit peut-être qu'est arrivée la fin des temps? Pense-t-il aux tentes de la fête de Soukkot, si chargée de sens eschatologique? Pense-t-il élever pour Jésus, Moïse et Élie la tente de la rencontre dressée par Moïse pour rencontrer Dieu (voir Ex 33,7-11)? Quoi qu'il en soit, Pierre, Jacques et Jean « ne savent pas répondre » à cet événement, de même qu'ils ne sauront que répondre à l'heure du Géthsémani – notons que la même expression revient en Mc 8,6 (ou édei tí apokrithê) et 14,40 (ouk édeisan tí apokrithôsin)! –; ils sont pris d'épouvante devant la révélation dont ils sont les destinataires, tout comme le seront également les femmes au matin de Pâques (voir Mc 16,5.8).


3. La nuée de l'Esprit et la voix du Père

Tandis que Pierre parle, voici que survient « une nuée qui les prit sous son ombre, et une voix partit de la nuée: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé; écoutez-le” » (Mc 9,7). Sur le fond de notre récit se trouve toujours celui de la théophanie adressée à Moïse sur le Sinaï: alors qu'il se tenait là, une nuée couvrait la haute montagne(voir Ex 19,16; 20,21; 24,15; etc.), une nuée symbole de la Présence de Dieu, signe du Dieu qui s'est abaissé, qui s'est approché des hommes, et qui demeure toutefois caché, Saint, séparé du monde. Cette nuée qui, sur la montagne, indiquait la Demeure de Dieu (voir le verbe shakan, d'où dérive Shekinah) passa sur le tabernacle construit par Moïse dans le désert (voir Ex 40,34-35) et, à l'heure de la dédicace du Temple, remplit le Saint (voir 1R 8,10-12). Cette nuée est donc la Présence de Dieu, que la tradition rabbinique interprète comme Présence moyennant l'Esprit saint; c'est la gloire même de Dieu. L'introït de la messe latine affirme d'ailleurs avec justesse: « L'Esprit saint apparut dans la nuée lumineuse et la voix du Père résonna »…

Dans l'événement de la transfiguration, la Shekinah vient témoigner du fait que Dieu est présent et qu'il projette son ombre sur les personnages de cet événement. Nous sommes face à un oxymoron: c'est une « nuée lumineuse », comme le spécifie Matthieu, qui poutant fait de l'ombre (voir Mt 17,5); la précision de Matthieu sera chère à la tradition chrétienne précisément en tant que définition de la connaissance et de la vision de Dieu… Voilà donc la réponse aux paroles de Pierre: non pas trois tentes faites de main d'homme, mais une nuée, la Shekinah de Dieu. Voici la réalité ultime et définitive: non plus une tente, non plus un temple, non plus un Saint des saints, mais la Shekinah; la Demeure-Présence de Dieu est en Jésus Christ, lui qui est Demeure, Temple, Présence! Selon le quatrième évangile, Jésus dira à la Samaritaine: « Femme, l'heure vient –et c'est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en Esprit (c'est-à-dire dans l'Esprit saint) et en vérité (qui est Jésus Christ) » (Jn 4,23)…

Et de la nuée de la Présence de Dieu, voici venir la voix du Père, la parole de Dieu lui-même. Jésus avait déjà écouté cette parole du Père au moment du baptême, lors de l'immersion reçue des mains de Jean-Baptiste; les cieux alors s'étaient ouverts et la voix avait déclaré à Jésus seul: « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Mc 1,11; Mt 3,17). De fait, la voix du Père avait alors répété les mots prononcés sur le Serviteur du Seigneur: « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu, en qui mon âme se complaît » (Is 42,1), attestant que le Fils de Dieu est le Serviteur du Seigneur. Désormais c'est aux trois disciples que cela est annoncé, parmi lesquels on trouve Pierre, qui peu auparavant s'était adressé à Jésus en l'appelant « Rabbi, Maître » (Mc 9,5). Celui que les disciples avaient suivi, s'impliquant dans sa vie, celui qu'ils avaient écouté et vu agir comme Maître, Prophète, Messie, est révélé par le Père comme le « Fils bien-aimé » et comme le « Serviteur du Seigneur ». Oui, à travers la révélation du Père, Jésus apparaît tout à la fois comme le Messie intronisé du Psaume 2 (« Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré »: Ps 2,7) et comme le Serviteur que Dieu présente à Israël au travers du prophète Isaïe (voir Is 42,1-9).

On se trouve ici au croisement des différentes attentes messianiques d'Israël: celle d'un Messie royal, celle d'un Messie prophétique, celle d'un Messie eschatologique. Voilà pourquoi peut désormais résonner l'invitation : « Écoutez-le! », qui est l'écho de la parole de Dieu concernant le prophète eschatologique (voir Dt 18,15) mais aussi celui du Shema': « Écoute, Israël… » (Dt 6,4). Désormais l'écoute de Dieu lui-même est écoute du Fils, de la Parole vivante de Dieu! Moïse et Élie, la Loi et les prophètes, cèdent la place à Jésus après lui avoir rendu témoignage, parce que c'est lui dorénavant qui incarne l'exégèse du Père (exeghésato: Jn 1,18). C'est lui, Jésus, qui peut dire en vérité qui est Dieu et l'évangéliser, le rendre bonne nouvelle pour tous les hommes; le commandement de Dieu le Père: « Écoutez-le! », signifie que Jésus est le Lógos, la Parole définitive…

Mais la vision s'estompe, et Jésus se trouve à nouveau complètement « seul » dans le quotidien humble de la nature humaine (voir Mc 9,8 et par.). Puis « comme ils descendaient de la montagne, Jésus ordonna aux trois disciples de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, si ce n'est quand le Fils de l'homme serait ressuscité d'entre les morts (Mc 9,9). La révélation a été extraordinaire, mais doit rester couverte de silence, pour que le secret messianique ne soit pas révélé avant l'heure de la résurrection. Or les disciples, toujours victimes de leur étourdissement, du manque de foi, se demandent ce que peut signifier « ressusciter d'entre les morts » (Mc 9,10)…


Conclusion.
La portée christologique de l'événement de la transfiguration

Après cette lecture précise des récits synoptiques de la transfiguration, je voudrais terminer en mettant simplement en évidence le message. Avant tout, contempler la transfiguration signifie comprendre avec davantage de profondeur l'événement du baptême de Jésus. La Parole de Dieu révèle l'identité de Jésus: il est le Fils de Dieu qui doit faire exode, c'est-à-dire souffrir-mourir-ressusciter. En même temps, l'événement de la transfiguration annonce ce qui se produira à Jérusalem, quand, à l'heure de la croix, le centurion confessera: « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu! » (Mc 15,39; Mt 27,54). Oui, l'événement de la transfiguration est mémorial du baptême et oracle de la croix, et la position centrale qui lui est attribuée par les évangélistes veut précisément indiquer cette qualité de mémorial et de prophétie, d'accomplissement de ce qui a été dit lors du baptême et d'anticipation de ce qui se produira lors de la résurrection et de la parousie.

Mais la transfiguration est aussi un mystère de lumière, qui illumine tout le corps (Israël et l'Église, Moïse, Élie et les disciples) avec sa Tête. En effet, le Premier Pacte est témoignage et Jésus interprète le Premier Pacte; les disciples, à leur tour, accueillent Jésus, ils écoutent le témoignage des Écritures et accueillent le commandement du Père en vue de l'écoute du Fils. Il n'est d'image biblique plus efficace pour exposer l'unité de la foi dans les deux Testaments, la centralité de Jésus le Messie, la plénitude de la révélation en lui, l'indivisibilité du corps des croyants qui dans l'Ancien Testament attendaient le Messie et qui dans le Nouveau le confessent et l'annoncent.

Et enfin, la transfiguration est mystère de transformation: notre corps et cette création sont appelés à la transfiguration, à devenir « autres »; notre corps de misère deviendra un corps de gloire (voir Ph 3,21), et « la création qui gémit et souffre en travail d'enfantement » (voir Rm 8,22) connaîtra sa transformation en « ciel nouveau et terre nouvelle » (Ap 21,1). Ce qui s'est produit sur le mont Tabor pour Jésus Christ se produira pour tous les croyants et pour le cosmos tout entier à la fin de l'histoire… Dans l'attente de ce jour, il ne nous reste qu'à contempler, pour autant que nous en soyons capables, « le visage du Christ sur lequel resplendit la gloire de Dieu » (voir 2Co 4,6): ainsi, « réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, allant de gloire en gloire, de par l'action de l'Esprit saint » (voir 2Co 3,18). Ainsi, dans ta lumière, nous voyons la lumière, Seigneur (voir Ps 36,10)!

Enzo Bianchi