Conférence finale du métropolite Kallistos Ware

Bose, 19 septembre 2007 - 15th International Ecumenical Conference
Le métropolite Kallistos de Diokleia (Ware)
XVe Colloque œcuménique international
La beauté qui sauve le monde est la beauté incréée qui rayonne du Thabor; mais cette beauté incréée se manifeste tout autant dans le sacrifice de la Croix

XVe Colloque œcuménique international de Bose 

Le Christ transfiguré
dans la tradition spirituelle orthodoxe

16-19 septembre 2007

 

La transfiguration du Christ et la souffrance du monde
par Mgr Kallistos Ware, métropolite de Diokleia

Le défi d’Ivan Karamazov

Commençons, cet après-midi, par la question d’Ivan Karamazov à son frère Aliocha, dans le chef-d’œuvre de Dostoïevski, Les Frères Karamazov : « Imagine-toi », dit-il, « que les destinées de l’humanité soient entre tes mains, et que pour rendre les gens définitivement heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, tu doives mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, un tout petit enfant, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu à édifier un pareil bonheur dans ces conditions ? » Aliocha répondit : « Non, je n’y consentirais pas . »
Si nous, êtres humains, n’accepterions pas une telle chose, pourquoi Dieu, apparemment, y a-t-Il consenti, Lui ? Comment pouvons-nous réconcilier le mystère tragique de la souffrance innocente, présente partout dans le monde autour de nous, avec notre foi dans un Dieu d’amour ?
En ce sens, quelle doit être notre réponse à Ivan Karamazov ? Vous aurez noté que, gardant à l’esprit la distinction établie, parmi d’autres, par le philosophe Gabriel Marcel, j’ai parlé du « mystère » et non du « problème » du mal et de la souffrance innocente. Un problème est un casse-tête intellectuel, une sorte d’énigme qui peut être résolue et déchiffrée par une pensée claire et une réflexion logique. Le mal, en revanche, en tant que mystère, ne peut être expliqué simplement par une argumentation rationnelle. Un mystère est une réalité qui doit être transformée par l’action afin de devenir transparente à la pensée. Un mystère est quelque chose qui ne peut être résolu, dans la mesure du possible, que par l’expérience personnelle, la participation personnelle et la compassion. Nous ne pouvons pas comprendre la souffrance, à moins d’y être directement impliqués. Tel est précisément le sens de la Crucifixion : Dieu en Christ est victorieux du mal, parce que, dans sa propre personne, Il subit et fait l’expérience de toutes ses conséquences, jusqu’au bout, sans la moindre réserve : Vincit qui patitur. Notre Dieu est un Dieu engagé : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, Il les a aimés jusqu’à la fin » (Jn 13, 1).
En approchant ainsi le mystère de la souffrance et du mal, en cherchant à ajouter quelque chose à la réponse brève et énigmatique d’Aliocha, il convient également de nous souvenir des mots de Dostoïevski à une autre occasion : « La beauté sauvera le monde. » Certes, nous ne pouvons pas commencer à comprendre la souffrance sans y être impliqués ; mais en même temps, nous ne devons pas permettre qu’une telle implication nous fasse oublier la présence de la beauté divine et salvatrice au sein même de ce monde déchu. Mais qu’est-ce que la beauté a à nous dire du salut du monde ? Quand nous voyons à la télévision un enfant africain en train de mourir de faim, ou un otage torturé et exécuté en Iraq, quel sens cela a-t-il de parler de « beauté » ? Quelle est la signification profonde des paroles de Dostoïevski : sont-elle simplement une forme d’évasion hors du réel, ou, au contraire, une clé vitale face aux tragédies de ce monde ?
L’événement suprême par lequel la beauté divine a été révélée au genre humain est la transfiguration du Christ sur le mont Thabor. Aux vêpres de cette fête, les orthodoxes chantent : « Transfiguré aujourd’hui sur la montagne du Thabor, le Christ, dans sa propre personne, manifesta aux disciples la nature humaine revêtue de la beauté originelle de l’image. »
Quelle lumière la beauté divine du Christ transfiguré jette-t-elle ainsi sur le mystère de la souffrance ? Quel lien y a-t-il entre la gloire du mont Thabor et l’angoisse et le désespoir du monde ?


« Une gloire plus brillante que la lumière »

Nous considérerons d’abord la signification de la gloire révélée sur le Thabor, puis nous explorerons la relation entre les deux monts : le Thabor et le Golgotha. Cela, avec deux questions. Premièrement, quelle est la nature de l’éclat qui, tel une lumière, rayonne de la face et des vêtements du Sauveur lors de sa transfiguration ? Deuxièmement, quel est le lien, s’il y en a un, entre la gloire de la Transfiguration et la kénose (du mot grec kénosis, qui signifie vide) du Christ au jardin de Gethsémani et au Golgotha ?
À propos de la Transfiguration, il est dit dans le récit évangélique que la face du Christ brillait « comme le soleil » (Mt 17, 2). Sur ce point, les Pères grecs et les textes liturgiques orthodoxes sont plus explicites et vont plus loin. La face du Christ, déclare saint Jean Chrysostome, ne brillait pas seulement « comme », mais davantage que le soleil. Les Pères sont ici étonnamment unanimes dans leur enseignement : la gloire du Thabor est une lumière qui n’est pas seulement naturelle, mais surnaturelle ; elle n’est pas simplement une luminosité matérielle et créée, mais l’éclat spirituel et incréé de la Divinité. C’est une lumière divine.
À la fin du IIe siècle déjà, Clément d’Alexandrie expliquait que les apôtres présents au Thabor - Pierre, Jacques et Jean - n’avaient pas vu la lumière par les facultés naturelles de leur perception sensorielle, car les yeux physiques ne peuvent voir la lumière de la Divinité à moins d’avoir été transformés par la grâce divine. La lumière est « spirituelle » ; elle n’est pas manifestée aux disciples intégralement, mais seulement dans la mesure où ils sont capables de la percevoir. C’est exactement ce qui est affirmé dans le tropaire (apolytikion) de la fête : « Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ notre Dieu, laissant tes disciples contempler la gloire autant qu’ils le pouvaient. »
C’est, pour reprendre l’expression de saint Grégoire le Théologien, une lumière « trop violente pour les yeux humains », une lumière, comme le dit saint Maxime le Confesseur, qui « transcende le fonctionnement des sens ».
De telles affirmations, très semblables, reviennent constamment à travers les textes liturgiques de la fête. Ainsi, la lumière du Thabor y est dite « non matérielle », « éternelle », « infinie », « inapprochable », « une gloire plus éclatante que la lumière ». En bref, elle n’est rien d’autre que la « gloire de la Divinité », « une splendeur éclatante et divine ». Comme l’écrit saint Denys l’Aréopagite, la lumière est « suressentielle » ou « au-delà de l’être » (hyperoùsios).
Ainsi, lorsqu’au XIVe siècle, saint Grégoire Palamas soulignait que la lumière du Thabor est identique aux énergies incréées de Dieu, il ne faisait rien d’autre que résumer la tradition existante des Pères, qui remontait à plus d’un millénaire avant lui.
Sur cette lumière incréée et non matérielle qui irradiait du Sauveur transfiguré, on peut affirmer qu’elle nous révèle au moins quatre réalités fondamentales : la gloire de la Trinité, la gloire du Christ comme Dieu incarné, la gloire de la personne humaine, la gloire du cosmos créé tout entier.
Premièrement, donc, la lumière du Thabor est une lumière de la Sainte Trinité. C’est ce que l’Église chante aux vêpres de la fête : « En ce jour sur le Thabor, le Christ, Lumière qui a précédé le soleil, révèle mystiquement l’image de la Trinité. »
Dans cette perspective, qui est celle d’une célébration trinitaire, la fête de la Transfiguration se rapproche étroitement de celle qui a lieu huit mois plus tôt, le 6 janvier exactement : la Théophanie ou Épiphanie. Les deux sont des fêtes de la Lumière. En fait, la Théophanie est communément appelée en grec : Ta Phota, « les lumières ».
Le parallèle va cependant plus loin encore : les deux fêtes sont des événements où est pleinement manifestée l’action commune des trois personnes de la Divinité. Au baptême de Jésus, la voix du Père se fait entendre des cieux, témoignant que le Christ est « son Fils bien aimé », alors que l’Esprit descend du Père sous la forme d’une colombe pour reposer sur Lui (Mc 1, 9-11).
La même configuration triadique apparaît précisément au mont Thabor : le Père parle des cieux, rendant témoignage au Fils, alors que l’Esprit saint est présent à cette occasion sous l’aspect non d’une colombe, mais d’une nuée lumineuse. Voyant la Transfiguration dans cette perspective trinitaire, les orthodoxes proclament dans l’exapostilaire des matines de la fête : « En ce jour au Thabor, ô Verbe, nous avons vu dans la manifestation de ta Lumière le Père comme Lumière [...] et l’Esprit saint comme Lumière, éclairant la création tout entière. »
En deuxième lieu, tout en étant trinitaire, la gloire de la Transfiguration est plus spécifiquement une gloire christologique. La lumière incréée qui rayonne du Seigneur Jésus le révèle comme « vrai Dieu de vrai Dieu [...], consubstantiel au Père », selon les paroles mêmes du Credo. En même temps, et bien qu’il rayonne d’une gloire non matérielle, le corps humain du Seigneur demeure sur le Thabor pleinement matériel et humain ; sa chair créée n’est pas abolie ou engloutie, mais simplement rendue transparente, de sorte que la gloire divine brille à travers elle. Ainsi que l’exprime l’hymnographie de la fête en recourant au langage de la définition de Chalcédoine et du Ve Concile œcuménique, le Christ est révélé sur la montagne comme « une personne de deux natures, et pleinement dans chacune d’elles ».
En interprétant les implications christologiques de la Transfiguration, nous pourrions dire : rien n’est enlevé et rien n’est ajouté. Rien n’est enlevé : transfiguré sur le Thabor, le Christ demeure pleinement humain. Rien n’est ajouté : la gloire éternelle révélée sur le Thabor est quelque chose que le Christ incarné a toujours possédée, à partir du premier moment de sa conception dans le sein de la Vierge Marie. Cette gloire est avec Lui tout au long de sa vie terrestre ; même dans les moments de la plus profonde humiliation, lors de son agonie au jardin de Gethsémani ou de son cri d’abandon sur la croix, la parole de l’épître de saint Paul aux Colossiens reste vraie : « En lui habite corporellement toute la plénitude de la Divinité » (2, 9). La différence réside simplement en ceci : à d’autres moments de sa vie sur terre, la gloire divine, bien que présente en vérité, reste cachée sous le voile de la chair ; mais là, au sommet de la montagne du Thabor, pour un bref instant, le voile devient transparent et la gloire se manifeste en partie.
À la Transfiguration, cependant, aucun changement n’a eu lieu dans le Christ lui-même ; la transformation s’est produite plutôt chez les apôtres. Comme l’affirme saint Jean Damascène, « le Christ a été transfiguré non pas en assumant ce qu’Il n’était pas, mais en manifestant à ses disciples ce qu’Il était, ouvrant leurs yeux ». Et saint André de Crête d’ajouter : « À cet instant, le Christ n’est pas devenu plus radieux ou plus exalté. Loin de là : Il est resté ce qu’il était avant. » Comme l’écrit Paul Evdokimov, « le récit évangélique ne parle pas de la transfiguration du Seigneur, mais de celle des apôtres ».
La fête de la Transfiguration nous pose donc devant le paradoxe salvateur de notre foi chrétienne : Jésus est entièrement Dieu et en même temps entièrement homme, mais cependant une seule personne et pas deux. Chaque année, le 6 août, nous ferions bien de méditer avec la plus grande clarté et humilité sur cette double plénitude du Sauveur incarné : sur la perfection de sa divinité et sur l’intégrité non diminuée de son humanité.
Troisièmement, la Transfiguration ne nous révèle pas seulement la gloire de la Trinité, pas seulement la gloire du Christ - une personne en deux natures -, mais aussi la gloire de notre propre personne humaine. La Transfiguration n’est pas simplement la révélation de ce que Dieu est, mais également de ce que nous sommes. En regardant le Christ transfiguré sur la montagne, nous voyons notre nature humaine - notre personne créée - unie à Dieu, remplie complètement de la vie et de la gloire incréée, pénétrée par les énergies divines, tout en continuant cependant à rester totalement humaine. Nous voyons la nature humaine comme elle était au commencement, au Paradis avant la chute. Nous la voyons aussi comme elle sera à la fin, dans les temps à venir après la résurrection finale. Il est clair que l’état final de la nature humaine est incomparablement plus élevé que le premier. La Transfiguration a, en ce sens, un caractère eschatologique ; elle est, selon les mots de saint Basile le Grand, l’inauguration de la glorieuse parousie du Christ.
La transfiguration du Christ nous montre donc la « déification de la nature humaine », pour reprendre l’expression de saint André de Crête. Si nous voulons comprendre la véritable signification de la doctrine de la déification - la theôsis -, il convient de participer à un office de vigiles de la fête de la Transfiguration, et d’écouter attentivement ce qui est dit et chanté. Le Christ, transfiguré sur la montagne, nous montre la pleine mesure de nos potentialités humaines, la capacité ultime de notre nature humaine dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus élevé. L’hymne de l’avant-fête appelé kondakion dit : « En ce jour, dans la divine Transfiguration, la nature humaine tout entière resplendit divinement, s’écriant pleine de joie... »
Mais ce n’est pas tout, et j’en arrive au quatrième point, qui est très important pour le monde contemporain : le Christ transfiguré nous révèle la gloire non seulement de la personne humaine, mais aussi de toute la création matérielle. « Tu as sanctifié toute la création par ta lumière », chante l’Église orthodoxe aux vêpres de la fête. La Transfiguration a une portée cosmique, car l’humanité doit être sauvée non pas du monde, mais avec le monde. Le mont Thabor anticipe l’état final annoncé par saint Paul, quand la création sera, dans son intégralité, « libérée de la servitude de la corruption » et qu’elle « entrera dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8, 21). Il s’agit là de l’inauguration de la « nouvelle terre » évoquée par l’Apocalypse (Ap 21, 1).
Autrement dit, sur le mont Thabor, nous ne voyons pas seulement un visage humain transfiguré dans la gloire. En effet, les vêtements du Christ sont, eux aussi, éclatants (Mt 17, 2). La lumière du Thabor transforme non seulement le corps du Sauveur isolément, mais encore tous les objets matériels qui y sont associés, notamment les vêtements - faits de main d’homme - qu’Il porte. Ainsi, par extension, la lumière du Thabor embrasse potentiellement toutes les réalités matérielles : non seulement chaque visage humain, mais aussi chaque objet physique est susceptible d’être transfiguré. Dans la lumière de ce visage unique qui a été transformé, dans la lumière de ces vêtements particuliers qui ont été rendus blancs et étincelants, tous les visages humains ont acquis un éclat renouvelé, toutes les choses communes ont reçu une profondeur nouvelle. Et dans les yeux de ceux qui croient vraiment au Christ transfiguré, rien n’est petit, insignifiant ou méprisable : toutes les réalités créées peuvent, au contraire, devenir des vecteurs des énergies incréées de Dieu. La gloire du Buisson ardent est tout autour de nous, dans l’attente d’être dévoilée.


Les deux collines du Thabor et du Golgotha

Il est temps maintenant de revenir à notre question première : de quelle manière la gloire du Christ transfiguré sur la montagne - la gloire de la Trinité, la gloire du Logos incarné, la gloire de la personne humaine, la gloire de la création tout entière -, de quelle manière donc cette gloire nous permet-elle de comprendre le mystère de la souffrance ? Comment nous aide-t-elle à répondre aux angoisses, aux colères et au désespoir de nos frères et sœurs à Beslan ou au Soudan, à ce que nous ressentons face à ces tragédies ici à Paris ou dans ma ville d’Oxford ? C’est très bien, me direz-vous, de parler de la gloire du Buisson ardent qui nous entoure, mais comment pouvons-nous faire de ces beaux mots une réalité vivante ?
Une réponse, ou du moins le début d’une réponse, commence à émerger lorsque nous considérons le contexte dans lequel la transfiguration du Christ a lieu. Qu’est-ce qui, dans le récit évangélique, vient avant la Transfiguration, et qu’est-ce qui vient après ?
On trouve, dans les trois Évangiles synoptiques - Matthieu, Marc et Luc - la même séquence événementielle. D’abord, sur la route de Césarée de Philippe, Pierre fait sa confession de foi, décisive : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Jésus continue en prédisant sa passion à venir, sa mort et sa résurrection (Mt 16, 21). Pierre est scandalisé, mais le Christ le réprimande et souligne que non seulement Lui, mais tous ceux qui désirent être ses disciples, sont appelés à suivre la voie de la souffrance volontaire : « Alors Jésus dit à ses disciples : “Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive” » (Mt 16, 24). Être disciple signifie porter sa croix. Ensuite, le Christ annonce qu’Il viendra dans la gloire (Mt 16, 28). Immédiatement après cela, arrive le récit de la Transfiguration : « Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène, à l’écart, sur une haute montagne » (Mt 17, 1).
Cette séquence narrative de l’Évangile n’est pas simplement une juxtaposition aléatoire ; elle exprime, au contraire, une interdépendance vitale et absolument essentielle sur le plan spirituel.
D’abord - c’est très évident -, la Transfiguration avalise la confession de foi de Pierre : Jésus, en effet, n’est pas seulement le Fils de l’homme, Il est aussi le « Fils du Dieu vivant ». Le Thabor confirme la proclamation, par Pierre, de la divinité du Christ. Mais la Transfiguration doit être aussi comprise à la lumière de la suite du dialogue sur la route de Césarée de Philippe. Ce n’est pas un hasard, en effet, si notre Seigneur parle de sa Passion et de la vocation universelle à porter sa croix juste avant la révélation de sa gloire divine sur le Thabor. Il tient, au contraire, à souligner le lien essentiel - dans son économie rédemptrice - entre la gloire et la souffrance.
Ainsi, le contexte de la Transfiguration nous suggère une voie possible pour approcher le mystère de la souffrance innocente. La gloire et la souffrance sont indissociables dans l’œuvre salvatrice du Christ. Le Thabor et le Golgotha sont fortement liés. La Transfiguration ne peut être réellement comprise qu’à la lumière de la Croix, de même que la Croix ne peut être réellement comprise qu’à la lumière de la Transfiguration et de la Résurrection.
Plus nous entrons profondément dans le récit évangélique, et plus cela devient clair. Qui sont, en effet, les trois disciples qui accompagnent Jésus au sommet de la montagne ? Ce sont Pierre, Jacques et Jean. Et qui sont les trois disciples présents au jardin de Gethsémani ? Ce sont exactement les trois mêmes : Pierre, Jacques et Jean (Mt 26, 37). On peut avancer que si les mêmes trois apôtres étaient présents dans les deux cas, c’est parce qu’ils étaient les disciples les plus proches de Jésus, une sorte de cercle intérieur parmi les douze. Certes, mais en même temps, il y a un sens plus profond qu’il convient de trouver. De même que le Christ ne parle pas par hasard de la nécessité de porter sa croix juste avant sa Transfiguration, de même ce n’est pas un hasard si les mêmes trois disciples sont présents à la fois au sommet du Thabor et à l’agonie du Christ à Gethsémani. Témoins de sa gloire incréée, ils sont aussi témoins de son angoisse la plus profonde.
Demandons-nous, maintenant, de quoi discutent Moïse et Élie avec le Christ, alors qu’ils se trouvent avec Lui dans l’éclat du Thabor ? Selon saint Luc, ils ne parlent de rien d’autre que de son prochain « exode » à Jérusalem, de sa mort imminente sur la Croix (Lc 9, 31). N’est-ce pas étonnant ? Enveloppés dans la lumière de l’éternité, ils parlent non pas de la félicité transcendante du Royaume des cieux, mais de la kénose sacrificielle de la Crucifixion. Cela constitue une indication exacte de la manière dont la Transfiguration doit être comprise à la lumière de la Crucifixion, et, réciproquement, comment la Crucifixion doit être comprise à la lumière de la Transfiguration. Oui, une Croix est plantée au sommet du Thabor ; et, de la même manière, nous pouvons et devons discerner la présence de la lumière incréée derrière le voile du Christ crucifié et de la chair ensanglantée sur le Golgotha. La gloire et la souffrance sont deux aspects d’un seul et même mystère, indivise. Saint Paul l’affirme bien : « Ils ont crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2, 8) : le Christ est autant Seigneur de gloire quand Il meurt sur la Croix que quand Il est transfiguré sur le Thabor.
Ce syndrome du « Thabor-Golgotha », ainsi que l’on pourrait le qualifier, se retrouve dans les textes liturgiques du 6 août. Ainsi, les deux premiers stichères des grandes vêpres, qui décrivent le moment de la Transfiguration, commencent, d’une manière signifiante, par ces mots : « Avant ta Crucifixion, ô Seigneur. » Dans le même esprit, aux matines, le premier stichère des laudes débute par ces mots : « Avant ta précieuse Croix et ta Passion... » Le lien entre la Transfiguration et la Crucifixion est souligné de la même manière dans le kondakion de la fête : « Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ notre Dieu, laissant tes disciples contempler la gloire autant qu’ils le pouvaient, de sorte que, te voyant crucifié, ils puissent savoir que ta souffrance était volontaire... »
Il convient donc que les disciples du Christ, au moment de la Crucifixion, se souviennent de la théophanie sur le Thabor et qu’ils comprennent que le Golgotha est également une théophanie. La Transfiguration et la Passion doivent être comprises dans les termes l’une de l’autre, et également, bien sûr, dans les termes de la Résurrection.
Nous venons de voir ce qui arrivait juste avant la Transfiguration ; regardons maintenant ce qui se passe immédiatement après. Dans les trois Évangiles synoptiques - Matthieu, Marc et Luc -, on retrouve une fois de plus la même séquence événementielle. En descendant de la montagne avec le Christ, les trois disciples sont confrontés tout de suite à une scène de trouble et de détresse : un enfant malade souffrant de crises épileptiques ; un père qui crie dans l’angoisse : « Je crois, viens en aide à mon peu de foi » ; les autres disciples, perplexes et incapables de l’aider (Mt 17, 14-18 ; Mc 9, 14-27).
Une fois de plus, il ne s’agit pas d’une juxtaposition aléatoire. Pierre souhaite rester sur le sommet de la montagne, en y construisant trois tentes, trois tabernacles pour prolonger la vision (Mt 17, 4). Mais Jésus ne le permet pas : Il tient à ce qu’ils redescendent tous dans la plaine. Le sens est clair : nous participons à la grâce de la Transfiguration non en nous isolant de la souffrance du monde, mais en nous y impliquant. Notre vie quotidienne est transfigurée précisément dans la mesure où, chacun selon sa propre situation, nous partageons la souffrance, la solitude et le découragement de celles et ceux autour de nous.
Tel est le lien entre la gloire sur le mont Thabor et l’angoisse et le désespoir du monde ; tel est le message du Sauveur transfiguré à la race humaine plongée dans la souffrance ; telle est la signification de la Transfiguration pour le monde contemporain. Toutes choses sont susceptibles d’être transfigurées, mais une telle transfiguration n’est possible qu’à travers le port de la Croix. C’est ce que l’Église orthodoxe proclame chaque dimanche aux matines : « Voici que, par la Croix, la joie est venue dans le monde entier. »
Par la Croix : oui, il n’y a pas d’autre chemin. Pour le Christ lui-même, pour tous ceux qui cherchent à être membres de son Corps, le gloire et la souffrance vont de pair. Dans notre vie, comme dans celle du Christ, les deux collines du Thabor et du Golgotha constituent un seul et même mystère. Être chrétien, c’est participer à la fois et en même temps, d’une part à la kénose et au sacrifice de la Croix, d’autre part à la grande joie de la Transfiguration et de la Résurrection. Nous sommes présents avec le Christ dans la gloire du sommet de la montagne, nous sommes aussi présents avec Lui à Gethsémani et au Golgotha.
« Le paradoxe de la souffrance et du mal », dit le philosophe russe Nicolas Berdiaeff, « se résout dans l’expérience de la compassion et de l’amour ». Cela est vrai non seulement de nous-mêmes, mais du Dieu incarné. Notre Dieu est un Dieu engagé. Il ne donne pas une réponse verbale à la question d’Ivan Karamazov ; sa réponse s’exprime dans la vie, à travers sa compassion, à travers sa participation à notre souffrance, à travers son amour souffrant. Sa transfiguration est pour nous une source de guérison, précisément parce qu’elle est non pas une manière d’échapper au mal et à l’aliénation du monde déchu, mais un engagement inconditionnel au sein même de ces réalités douloureuses. La Transfiguration conduit à la Croix, et la Croix mène à la Résurrection : c’est là que se trouve notre indéfectible espérance.
Le titre de cette conférence était : « La transfiguration du Christ et la souffrance du monde ». Elle aurait aussi pu s’intituler : « La souffrance du Christ et la transfiguration du monde ». Oui, Dostoïevski a raison : « La beauté sauvera le monde. » Mais Isaïe aussi a raison quand il dit : « Certainement, ce sont nos souffrances qu’Il a portées, ce sont nos douleurs dont Il était chargé » (Is 53, 4). La beauté qui sauve le monde est, en fait, la beauté incréée qui rayonne du Thabor ; mais cette même beauté incréée se manifeste tout autant dans le sacrifice de la Croix. La transfiguration du Christ ne nous permet pas de nous évader de toute souffrance, mais elle rend notre souffrance porteuse de vie et créatrice. Souvenons-nous des mots, si forts, de l’apôtre Paul : « Pour nous qui allons mourir, et nous voilà vivants ; [...] pour nous qui sommes tristes, et nous voilà toujours joyeux » (2 Co 6, 9-10).

Kallistos Ware