Jésus Christ dans la Lettre aux Philippiens


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Retraite diocécaine
avec le cardinal PHILIPPE BARBARIN
Cathédrale de Lyon, 14 mars 2009
par ENZO BIANCHI
Cet amour gratuit de Dieu provoque en nous l'étonnement

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Retraite diocécaine
avec le cardinal
PHILIPPE BARBARIN
Primatiale Saint-Jean de Lyon
14 mars 2009
ENZO BIANCHI
prieur de Bose
Introduction

Parmi toutes les épîtres pauliniennes, la Lettre aux Philippiens est celle où l'apôtre Paul ouvre davantage son cœur à ses destinataires: il révèle aux chrétiens de cette communauté l'essentiel de son rapport avec Jésus, le Seigneur, et il esquisse pour eux en même temps les traits fondamentaux de la vie en Christ, de la vie chrétienne. L'Apôtre écrit cette lettre à une date comprise entre l'an 53 et 56 ap. J.-C.: à moins de trente ans donc de la mort et résurrection de Jésus, la foi en lui est déjà parvenue en Europe. La communauté de Philippes a d'ailleurs été la première Église chrétienne fondée sur le territoire européen par Paul lui-même, avec Silas et Timothée, en 49 ou 50 ap. J.-C. (voir Ac 16,11-40).
Paul, en tant que juif, avait persécuté les chrétiens; il nourrissait une haine féroce envers Jésus et ses disciples, au nom de sa foi passionnée dans le Dieu d'Israël (voir Ac 22,3), le seul vrai Dieu. Il considérait en effet que leur nouvelle « voie » (voir Ac 9,2) comportait une dimension de blasphème. Et, on le sait, lorsque la haine est vécue au nom de Dieu, elle est encore plus dévastatrice que la haine purement humaine… Or voici qu'autour de l'an 35 ap. J.-C., alors que Paul se trouve dans cette situation d'aversion radicale, de distance irrémédiable du Seigneur Jésus, c'est le Seigneur lui-même qui vient à sa rencontrer sur la route de Damas, et le jette à terre, en l'aveuglant d'une lumière fulgurante:

« Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu? »
Je répondis: « Qui es-tu, Seigneur? »
Il me dit alors: « Je suis Jésus le Nazôréen que tu persécutes. »
(Ac 22,7-8; cf. Ac 9,3-5; 26,13-15)

Paul fait l'expérience d'être aimé et appelé par Dieu, à travers Jésus, alors même qu'il hait ce dernier dans ses disciples, alors qu'il lui est ennemi (voir Rm 5,6-11), et cette simultanéité inouïe brise tous ses mécanismes de défense, au point de faire de lui une autre personne: dès lors l'aveuglement de Paul a fin, il se convertit et ouvre les yeux sur Dieu; il connaît Jésus Christ de sorte à paraître en avoir été « saisi » (Ph 3,12). De plus, il devient missionnaire, apôtre dans le bassin méditerranéen tout entier, au point de devenir l'Apôtre par excellence: depuis lors et pour toute sa vie, Paul annonce Jésus Christ, en se reconnaissant dans un rapport d'esclavage à son égard. C'est pour cette raison qu'il aime se définir comme « serviteur du Christ Jésus » (Rm 1,1; voir Ph 1,1): cette condition qui, pour la mentalité de l'époque, était synonyme d'ignominie, mais qui pour Israël déjà indiquait le lien le plus étroit et le plus profond possible entre Dieu et le croyant – à travers le culte rendu à Dieu notamment (avodah) –, Paul la considère comme un moyen éminent de communion avec Jésus Christ, « son » Seigneur (voir Ph 3,8).


Jésus Christ, le Serviteur-Seigneur

Le titre le plus fréquent dans la Lettre aux Philippiens pour qualifier Jésus est celui de Kýrios, « Seigneur » (il apparaît seize fois). Or ce terme grec traduisait le tétragramme juif JHWH, le Nom imprononçable de Dieu, qu'on lisait, par convention, comme Adonaï: ce titre exprime donc une insigne confession de foi dans la divinité de Jésus; et il est étonnant de constater la diffusion de cette forte foi si peu de temps déjà après sa mort et sa résurrection.
Si Jésus est le Seigneur, alors les chrétiens doivent attendre son jour, le « jour du Seigneur » précisément: le jom Adonaï annoncé par les prophètes (voir par ex. Am 5,18-20; Ml 3). Ce jour de miséricorde et de jugement, qui mettra fin à ce monde pour laisser place aux réalités éternelles, devient désormais « le jour du Christ Jésus », expression que l'on retrouve cinq fois dans le Nouveau Testament, dont trois dans la Lettre aux Philippiens (voir Ph 1,6.10; 2,16; en 1Co 1,8 et 2 Co 1,14 il est précisément question du « jour de notre Seigneur Jésus Christ »). Cette fréquence témoigne de l'horizon dont dispose la communauté chrétienne de Philippes, qui vit une attente fervente de ce jour où le Seigneur viendra dans la gloire, jour qui marquera la fin du monde et l'inauguration du Royaume.
Mais pour méditer en profondeur sur le portrait de Jésus Christ qui émerge de notre lettre, nous devons recourir en particulier à l'hymne christologique présente en Ph 2,6-11, dont bien des éléments sont développés dans des textes néo-testamentaires parallèles. La majorité des exégètes considère qu'il s'agit d'une hymne antérieure à Paul, d'un texte fruit de la foi d'une communauté chrétienne, que l'Apôtre a pris à son compte et placé au cœur de la Lettre aux Philippiens. C'est un texte qui nous surprend et nous étonne, car il offre une des confessions de foi dans le Seigneur Jésus Christ les plus hautes et les plus profondes du Nouveau Testament: c'est un véritable évangile résumé en quelques versets. Cette hymne chante en effet en synthèse tout l'itinéraire parcouru par Jésus Christ, elle résume l'événement tout entier de sa vie: la préexistence, l'incarnation, la vie terrestre, la mort en croix, l'exaltation dans la gloire.
De plus, cette hymne ne révèle pas seulement le parcours d'humanisation de Dieu, mais également le style de ce parcours, qui est tout aussi important pour les chrétiens. En d'autres mots, s'il est vrai que l'hymne fait le récit du mouvement de kenosis, d'abaissement (puis d'élévation), il faut mettre en évidence le fait que la kenosis est un terme spécifiquement chrétien et qui, en tant que tel, ne dit pas seulement une descente, mais une manière particulière par laquelle le Dieu chrétien est venu parmi nous est s'est fait homme. Jamais on n'avait affirmé de Dieu, de la divinité, qu'elle s'était vidée d'elle-même, et jamais plus on ne le redira: voilà le cœur, l'essence du christianisme, pour lequel Dieu n'est pas puissance et gloire seulement, mais dépouillement, humilité. Nous savons bien que le paganisme grec et romain comportait des mythes relatifs à l'incarnation des dieux; le pharaon également, dans toute sa puissance, était considéré fils de Dieu, incarnation sur terre du dieu Soleil-Osiris… Mais dans le christianisme, l'incarnation se donne à travers le dépouillement des attributs divins et dans l'abaissement: ici se situe la folie de Dieu aux yeux des hommes. La Parole de Dieu, le Fils, par l'incarnation, a dû se vider de soi-même, laisser sa gloire divine pour exister parmi nous, avec nous. Comme l'a écrit Adolphe Gesché: « Le Verbe a fait parenthèse (epoché) sur la forme divine pour pouvoir ek-sister, être là (Da-sein) pour nous (pro nobis). Dieu est capable de “renoncer” à sa Transcendance ».
Enfin il faut remarquer que l'hymne aux Philippiens n'opère pas une spéculation abstraite sur la nature du Christ, mais fait un récit, comme le font les évangiles, avec toutefois une différence: cette hymne ne raconte pas l'histoire suivant la ligne droite de la succession des événements, mais l'exprime en une synthèse tracée par le moyen d'une ligne descendante puis d'une ligne ascendante, deux mouvements reliés par la formule causale « c'est pourquoi » (dió: Ph 2,9). Le mouvement descendant du ciel à la terre cause celui qui remonte de la terre au ciel, l'abaissement est la raison de l'élévation. Ce schéma abaissement/exaltation, qui appartient au patrimoine de la foi pascale exprimée par l'Église naissante, comme en témoigne le discours de Pierre le jour de la Pentecôte (voir Ac 2,22-36; voir aussi Ep 4,7-10), tire indéniablement son inspiration du quatrième « chant du serviteur de JHWH » (Is 52,13-53,12). Ce texte manifeste en effet de significatifs parallélismes avec le nôtre, tant au niveau du vocabulaire (si l'on s'en tient à la version grecque des LXX) que surtout dans la dynamique de la composition: là aussi, en effet, à un grand abaissement du serviteur fait suite, en un point du texte caractérisé par une formule causale (dia taûto), un mouvement d'élévation et de glorification.
Mais avant d'analyser plus précisément cette hymne, il faut en lire une traduction:

6 Christ Jésus, étant dans la condition (litt.: en forme; en morphé) de Dieu,
n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu,

7 mais il se vida lui-même,
prenant forme d’esclave,
devenant participant de l’humanité ;

et, trouvé en aspect comme homme,
8 il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort,
et même à la mort de croix.

9 C’est pourquoi Dieu l’a surexalté
et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,
10 afin que dans le Nom de Jésus
tout genou des êtres célestes, terrestres et infernaux se plie

11 et que toute langue proclame que Jésus Christ est le Seigneur
à la gloire de Dieu le Père.

L'hymne se compose de six strophes, dont chacune présente, raconte une étape du mystère du Christ Jésus: les trois premières strophes décrivent son abaissement, les trois dernières son exaltation. Cet itinéraire du Christ est relaté à travers cinq verbes, auxquels nous allons maintenant consacrer notre attention: de trois d'entre eux, le Christ lui-même est le sujet, et Dieu le Père l'est des deux autres. Il s'agit de cinq actions dans lesquelles est résumée toute l'histoire du salut, à la seule exception de l'événement final que nous attendons encore: la parousie, la venue du Seigneur Jésus dans la gloire.


a) « Il n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu »
Avant tout l'hymne considère Jésus dans sa préexistence, lorsqu'il était le Fils de Dieu tourné vers le sein du Père (voir Jn 1,18), lorsqu'il était dans la condition de Dieu: le terme morphé, qui signifie littéralement « forme », ne doit pas désorienter notre compréhension, car dans ce contexte il est équivalent à « l'expression de la réalité profonde » (Rinaldo Fabris), au « mode d'existence dans la substance et la force divine » (Joachim Gnilka). En d'autres termes, Jésus Christ était Dieu, il avait la condition de Dieu, il partageait la plénitude de la divinité, il jouissait d'une existence glorieuse, immortelle. Oui, comme l'a écrit Karl Barth, « cette égalité du Christ avec Dieu est pour ainsi dire l'arrière-plan immobile et dernier d'où son chemin sort et auquel il retourne ».
Or, par nos mots humains, nous pouvons affirmer qu'au cœur du grand mystère de la Tri-unité de Dieu, le Fils a eu une pensée, un sentiment, un projet: il ne parvenait pas à garder cette condition d'égalité à Dieu sans la donner, sans la partager, sans éprouver – en solidarité avec les hommes – le désir qu'ils participent eux aussi à sa condition divine. Voilà pourquoi il « n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu » (Ph 2,6). Dans cette première action du Fils, nous entendons le récit de sa radicale distinction de tout être humain, de chacun d'entre nous: car nous, lorsque nous jouissons d'une condition de bien-être ou de pouvoir, nous cherchons à la conserver de manière égoïste, sans les autres, voire même contre eux.
Dans sa vie en Dieu, par contre, le Fils a pensé en termes de solidarité; il a voulu partager sa nature divine. Ici transparaît déjà, comme en germe, le fait que la vie de Dieu est l'amour, que « Dieu est amour » (1Jn 4,8.16). Chacun de nous en effet s'aperçoit qu'il aime vraiment quand il désire pour l'autre sa propre condition, et qu'il désire même davantage pour l'autre: la joie, la plénitude de la vie. Voilà le véritable amour, dans lequel doit être inscrite cette volonté de participation, de partage, de communion. Et c'est exactement ce qu'a fait le Fils: il a considéré comme une injustice le fait qu'en tant qu'humains, c'est-à-dire enfants de Dieu, nous ne participions pas à sa nature divine. Signalons, à ce propos, que plus tard, dans le sillage de l'apôtre Paul, la Lettre aux Colossiens affirmera que le Christ est « le premier-né de toute créature » (Col 1,15), le Fils dans la lignée duquel tous les fils ont été engendrés: depuis Adam jusqu'à l'humanité entière.
Ce choix généreux du Christ fait également ressortir son opposition d'avec Adam. Placé devant la vie divine en effet, Adam avait fait confiance à la promesse tentatrice qui logeait en lui (« Vous ne mourrez pas … vous serez comme Dieu »: Gn 3,4-5), et au lieu de recevoir cette vie comme un don de la part de Dieu, il a choisi de la voler, de s'en saisir comme d'une proie; le Fils, en revanche, a voulu que l'intention de Dieu de rendre les hommes identiques à lui se réalise à travers l'« auto-expropriation » qu'il a accomplie, afin d'être pleinement solidaire avec nous.

 
b) « Il se vida lui-même »
Désirant cette communion d'amour avec nous, les hommes, le Christ choisit, dans un mouvement ek-statique, de venir parmi nous: c'est l'incarnation, l'humanisation de Dieu, sa décision de devenir homme. À cette affirmation, nous sommes désormais habitués; mais il faut penser à la dimension de folie, de blasphème, qu'elle comportait non seulement pour des juifs, mais aussi pour des païens: le fait que Dieu devienne homme –c'est-à-dire, par définition, ce qu'il n'est pas, et que nous sommes –, voilà l'absurde, l'inconcevable.
Ce grand mystère peut donner le vertige à ceux qui le contemplent, s'ils en ont pleinement conscience: le Christ, celui qui était Dieu, s'est vidé de sa condition divine, et cela lui a permis de mener la vie humaine, la vie sur la terre, en homme authentique. C'est en ce sens qu'il s'agit d'entendre le deuxième verbe de l'hymne: « il se vida lui-même » (Ph 2,7). Le commencement du parcours d'incarnation est exprimé par le verbe kenòo, « vider », utilisé en référence à une réalité qui se dépouille de tout ce qui fait sa prérogative, qui abandonne tous les attributs qui la distinguent. Dans des termes plus concrets, Jésus a accepté la mort au lieu d'être immortel, il a accepté une condition limitée et sujette à la fragilité, celle de notre chair; lui qui était saint a accepté de pouvoir être tenté par le diable, séduit par le mal: « C'est le Christ qui s'est abaissé, il n'a pas été abaissé par un autre: personne, ni au ciel, ni sur terre, ni dans les abîmes, ne pouvait en effet l'abaisser », a dit Søren Kierkegaard. Ce fait est à ce point scandaleux qu'aucune voie religieuse ne peut l'admettre: penser que Dieu ait renoncé à ce qui le rend Dieu apparaît comme un blasphème; mais c'est pourtant précisément le cœur de la foi chrétienne, qui allait donc nécessairement devoir se constituer en rupture par rapport à ceux qui auraient voulu simplement une continuité avec la foi juive…
Il faut encore dire que l'histoire nous a livré, à ce propos, des formulations théologiques qui souvent nous éloignent de la vérité: durant des siècles on a pensé – et on continue parfois à le faire – que, dans la mesure où Jésus était à la fois homme et Dieu, il ne pouvait pas être pleinement homme. Ces conceptions ont fini par effacer l'humanité de Jésus, et elles nous ont empêchés de comprendre que le Christ, en se faisant homme, a renoncé à ses attributs divins. Il n'est pas facile d'exprimer cette réalité paradoxale de manière synthétique. Après bien des efforts, je suis parvenu pour ma part à une formulation qui a été reconnue légitime par ceux qui ont la tâche de veiller sur la foi de l'Église; la voici: le Fils est entré dans l'histoire comme homme, en étant pleinement homme – je le redis, contre toute possibilité de docétisme! –, en mettant entre parenthèses sa condition de Dieu. Par amour pour nous, il a suspendu sa condition divine, il a préféré la communion et le partage plein et entier avec les hommes, de manière à être totalement et réellement homme, jusqu'à devoir vivre non pas à la lumière de la vision, mais dans la foi (voir 2Co 5,7). Oui, c'est là le sommet de la foi chrétienne: Dieu a une telle nostalgie de nous qu'il partage notre condition en tout, de l'intérieur; le Fils de Dieu nous a considérés ses frères au point de vouloir être en tout l'un de nous, homme complètement.
« Prenant forme d’esclave » (Ph 2,7): l'incarnation est vue comme une descente au point le plus bas, celui de l'esclavage. Faisons attention: notre texte ne dit pas explicitement que « le Fils de Dieu s'est fait homme », ni que « la Parole s'est faite chair » (Jn 1,14) – même si l'on ne peut pas oublier que la « chair » (sarx), dans le Nouveau Testament, signifie précisément la fragilité et la mortalité de l'homme –, mais que le Christ a assumé la forme de l'esclave, et qu'en elle « il est devenu participant de l'humanité, et a été trouvé en aspect comme homme » (voir Ph 2,7). Le mot doûlos (« serviteur, esclave ») ne doit pas être entendu seulement en référence à une catégorie sociale ou économique. Bien sûr, cela y est également compris, comme Jésus l'a dit et manifesté au cours de sa vie (« Je suis au milieu de vous comme celui qui sert »: Lc 22,27), lui qui s'est présenté comme esclave, allant jusqu'à laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13,1-20). Mais Paul, dans son langage, dans la Lettre aux Romains en particulier, désigne souvent par le terme doûlos celui qui est « esclave du péché » (doûlos tês hamartías: Rm 6,17), sujet à une puissance qui l'entraîne loin de la volonté du bien (voir Rm 7,15), de la volonté de Dieu. S'il est vrai que le péché marque l'homme de manière constitutive, il est tout aussi vrai que le Christ a accepté de devenir serviteur en ce sens, jusqu'à assumer notre péché et à être fait péché pour nous (voir 2Co 5,21)! S'il n'a pas commis le péché, il a toutefois senti sur lui la tentation et l'attraction du mal (voir He 4,15): voilà jusqu'où Jésus Christ, le Fils, a voulu aller.
Il faut reconnaître que cet amour gratuit de Dieu, dont Jésus a fait le récit, provoque en nous l'étonnement et, dans une certaine mesure, nous scandalise: il a en effet considéré notre condition d'homme esclaves du péché et, tandis que nous étions ses ennemis, il nous a aimés; alors que nous étions dans le péché, il a décidé de nous retirer du péché; alors que nous étions dans l'inimitié envers lui, il a choisi de faire régner sur nous son amour toujours prévenant (voir Rm 5,6-11).

 
c) « Il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort »
Le Fils s'est fait homme, pleinement reconnaissable comme tel: de fait, on le connaissait comme « le fils de Joseph » (Lc 3,23), « le fils du charpentier » (Mt 13,55), « le fils de Marie » (Mc 6,3). Et il a toutefois consenti à un mouvement d'abaissement plus profond encore: « il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8). C'est le verbe tapeinóo qui est ici utilisé; il désigne le parcours humain du Christ, en parallèle de l'affirmation « il se vida lui-même » (Ph 2,7), employée pour décrire son itinéraire divin. Le mouvement de haut en bas est le même et il se caractérise par l'obéissance du Christ Jésus, celui qui a persévéré dans l'obéissance durant tout son cheminement, en se présentant à nouveau comme l'anti-Adam, comme l'anti-type du désobéissant par excellence (voir Rm 5,12-21): car si Adam est le désobéissant, le Christ est lui l'obéissant jusqu'à l'extrême, jusqu'à la mort. Adam n'a pas été capable d'écoute, tandis que le Christ est toujours à l'écoute du Père.
Mais il faut faire ici une importante précision. S'il est vrai que, conformément à toutes les Écritures, l'obéissance et la foi sont immanentes l'une à l'autre – et ce n'est pas un hasard si Paul parle de « l'obéissance de la foi » (hypakoè písteos: Rm 1,5; 116,26) –, cela s'applique de manière ponctuelle également au chemin humain de Jésus: l'obéissance qu'il a vécue était plein abandon, pleine foi en Dieu. On comprend alors pourquoi Ignace d'Antioche est arrivé à définir Jésus he teleía pístis, « la foi accomplie, parfaite » (Aux Smyrniotes 10,2) et que la Lettre aux Hébreux parle de Jésus comme de « l'initiateur de la foi, qui la mène à la perfection » (ho tês písteos archegòs kaì teleiotés: He 12,2). C'est ce chemin d'obéissance, d'écoute, de soumission aux hommes et à Dieu qui conduit Jésus à la mort, et à la mort en croix. L'histoire de Jésus se consomme sur la croix; mais ne nous y trompons pas: cette issue ne signifie pas que la mort en croix serait le motif de sa venue parmi nous, ni qu'il s'agirait du résultat d'un hasard ou d'une fatalité aveugle. Non, la croix est l'issue à laquelle conduit une vie dans la justice et dans l'amour: en effet, plus la justice et l'amour resplendissent, plus l'injustice et la haine se déchaînent. La croix n'est donc pas le but de l'incarnation, mais elle constitue la conséquence d'une vie humaine vécue selon l'amour, selon la volonté de Dieu.
« Et même à la mort en croix » (Ph 2,8): cet ajout, qui brise le rythme de la composition de l'hymne, souligne le scandale indicible de la mort soufferte par Jésus. N'oublions pas que la mort en croix est la mort infligée à celui qui est maudit par Dieu (voir Dt 21,23; Ga 3,13), pendu entre le ciel et la terre, parce que refusé tant de Dieu que des hommes; c'est la mort dans la honte (voir He 12,2), le « supplice réservé aux esclaves » (Tacite, Histoires IV,11,3). Cicéron avait écrit que « le mot même de croix doit rester éloigné non seulement du corps des citoyens romains, mais également de leurs pensées, de leurs yeux et de leurs oreilles » (Pour Rabirius 5,16). Or Jésus a accepté même cette forme de mort, par laquelle il apparaissait blasphémateur aux yeux des hommes religieux et nocif pour le bien public aux yeux du pouvoir impérial romain. Sa fin ignominieuse nous fait le récit du fait que, dans un monde injuste, le juste est refusé, poursuivi et, si possible, tué (voir Sg 2).
Mais c'est précisément en mourant en croix que Jésus a témoigné de sa fidélité persévérante dans l'amour et dans la totale solidarité avec les hommes. Cette humiliation extrême de Jésus peut être illustrée par son cri: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » (Mc 15,34; Ps 22,2). Ici, nous nous trouvons vraiment face à l'abaissement de Dieu, qui se vide totalement de lui-même: celui qui était Dieu en vient à pousser cet ultime cri. Et il peut le faire car il se trouve dans une condition toute humaine, voire dans la condition même où peut se trouver l'homme a-thée, sans Dieu, qui, paradoxalement toutefois, continue d'invoquer le Père en reprenant les paroles du Psaume… Dans cette humiliation, on peut percevoir aussi l'écho de ce que Paul affirme dans la Première lettre aux Corinthiens concernant la « parole de la croix » (ho lógos ho toû stauroû: 1Co 1,18), scandale pour les juifs, les hommes religieux, et folie pour les nations, les intellectuels païens, mais puissance et sagesse de Dieu (voir 1Co 1,22-25).
Oui, Jésus s'est humilié, il s'est abaissé jusqu'à la mort honteuse de le croix, assumant la condition du dernier par excellence. C'est ce que Charles de Foucauld contemplait – lui qui a incarné de manière si unique cette hymne – lorsqu'il pouvait affirmer, en reprenant une phrase de l'abbé Huvelin: « Jésus a pris la dernière place qui ne lui sera jamais ôtée ». Et frère Charles écrivait aussi: « L'incarnation a sa source dans la bonté de Dieu … Mais une chose apparaît avant tout si merveilleuse, si scintillante, si surprenante qu'elle resplendit comme un signe lumineux: c'est l'humilité infinie que ce mystère contient … Dieu, l'Être, l'Infini, le Parfait, le Créateur, le Tout-Puissant, le Seigneur immense et souverain de tout, qui se fait homme, qui s'unit à une âme et à un corps humains et apparaît sur la terre comme homme, voire comme le dernier des hommes ».

d) « C’est pourquoi Dieu l’a surexalté… »
Mais précisément au moment où l'on affirme que Jésus est mort de cette mort infamante, qu'il a atteint le point le plus bas possible de la dégradation humaine, à ce moment précis, voici que l'hymne commence à relater l'action du Père: « C’est pourquoi Dieu l’a surexalté » (Ph 2,9; verbe hyperypsóo, hapax dans le Nouveau Testament). Si Jésus s'est pour ainsi dire « sous-abaissé », le Père le « surexalte », il le relève, le ressuscite des morts pour la vie éternelle; il l'élève au point le plus haut, à sa droite dans les cieux (voir Ac 2,33; 5,31; et aussi Jn 3,14; 8,28; 12,32.34).
La croix n'a pas été le fruit du hasard, mais l'issue de l'action et de la prédication de Jésus, le résultat de sa passion pour la justice et de sa vie dépensée pour les hommes dans l'amour: « c'est pourquoi » précisément le Père intervient et accomplit son action. En effet, l'amour vécu par Jésus est plus fort que la mort. Sur la croix s'est produite une sorte de duel: non pas avant tout entre la vie et la mort, comme le chante la Séquence liturgique pascale (Mors et vita conflixere duello), mais entre l'amour et la mort; et puisque, selon la promesse du Cantique des cantiques, « l'amour est fort comme la mort » (Ct 8,6), puisqu'il est le seul digne de combattre la mort, alors dans ce duel, l'amour a vaincu la mort. L'amour vécu par Jésus a causé la décision du Père de le rappeler des morts: voici comment on peut lire en profondeur la glorification du Fils réalisée par le Père en réponse à sa kénose, son abaissement absolu.


e) « … et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom »
Le Père ne se limite pas à réintégrer Jésus dans la forme de Dieu qu'il avait lors de sa préexistence et dont il s'était librement vidé, mais il « lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9), devant lequel tout être du ciel, de la terre et des enfers se soumet (voir Ph 2,10). Ce Nom est certainement Kýrios, Seigneur, mais c'est aussi Jésus, Jeshu‘a, « le Seigneur sauve », le seul Nom grâce auquel tous les hommes peuvent être sauvés (voir Ac 2,21; 4,12). Isaïe avait prophétisé: « Ainsi parle se Seigneur: “Devant moi tout genou fléchira et toute langue confessera…” » (Is 45,23 LXX), et voici que désormais, dans le Nom de Jésus, tout genou fléchit; cela signifie que Dieu est adoré sur la terre, aux cieux, dans les enfers, à travers l'invocation et la confession du Nom de Jésus. Tout l'univers reconnaît en Jésus le Kýrios et l'adore: oui, cette prostration et cette proclamation qui, dans le texte d'Isaïe, sont réservées au Dieu unique sont désormais attribuées à Jésus.
L'hymne se conclut alors en présentant une impressionnante liturgie cosmique qui célèbre le Seigneur Jésus élevé dans la gloire. Tous les êtres célestes y participent, comme dans la liturgie de l'Apocalypse, où toutes les créatures du ciel se prosternent face à l'Agneau devenu Pasteur, l'Agneau égorgé et ressuscité (voir Ap 4–5); y participent également les chrétiens, qui, encore sur la terre, confessent le Seigneur dans la foi; et y participent même les créatures des enfers, celles que le Ressuscité, selon la Première lettre de Pierre, est allé rencontrer et sauver (voir 1P 3,18-22). C'est un tableau presque intenable… Mais cette image spatiale synthétise en quelque sorte la conscience que nous devrions avoir, lors de toute liturgie chrétienne, du fait que cette dernière n'est essentiellement que la proclamation du fait que « Jésus Christ est le Seigneur à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,11).

On l'a déjà dit: cette hymne fournit donc un condensé de toute la vie de Jésus, dont les évangiles font le récit, de la préexistence jusqu'à la glorification. Et comme dans les évangiles, un élément manque ici aussi; ou mieux, il est renvoyé à une heure connue du Père seul (voir Mc 13,32; Mt 24,36): c'est le jour de la « venue du Seigneur Jésus Christ avec tous ses saints » (1Th 3,13) à la fin des temps, promise par Jésus dans les évangiles (voir Mc 13,24-27) et attendue des croyants en lui (voir Ph 3,20). Comment ne pas nous souvenir que les premiers chrétiens, en araméen, acclamaient Jésus comme Seigneur, en répétant dans leurs liturgies: « Marana tha », « viens, Seigneur! » (1Co 16,22)?
Oui, la venue du Seigneur Jésus dans la gloire sera l'accomplissement définitif de toute son aventure dont nous avons entendu le récit à travers l'hymne aux Philippiens. Et la foi chrétienne nous fait attendre avec vigilance que le Seigneur achève ce dessein d'amour lors de son Jour. C'est pourquoi nous acclamons Jésus comme le Seigneur, avec toute l'Église, son Épouse, qui exclame avec l'Esprit: « Viens, Seigneur, viens bientôt! » (voir Ap 22,17.20).

Enzo Bianchi
Prieur de Bose

Le chrétien dans la Lettre aux Philippiens


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Retraite diocécaine
avec le cardinal PHILIPPE BARBARIN
Cathédrale de Lyon, 14 mars 2009
ENZO BIANCHI
Sommes-nous en mesure de vivre jour après jour une intense relation avec le Seigneur?

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Retraite diocécaine
avec le cardinal PHILIPPE BARBARIN
Cathédrale de Lyon, 14 mars 2009
par ENZO BIANCHI
prieur de Bose


«Saisi» par le Christ et appelé à le connaître

Si la Lettre aux Philippiens offre à notre méditation un texte bien précis, à propos de Jésus Christ, à savoir l'hymne que nous avons commentée ensemble (Ph 2,6-11), il n'en est pas ainsi pour ce qui est de la figure du chrétien. Tout au long de l'épître sont pourtant disséminées des indications précieuses à cet égard, qui nous permettront de suivre un itinéraire pour comprendre quelle sont les caractéristiques essentielles du chrétien selon l'Apôtre.

a) Le chrétien est un « saint dans le Christ Jésus »
Pour Paul, le chrétien est avant tout un des « saints (établis) dans le Christ Jésus » (Ph 1,1 et 4,21; voir aussi Rm 1,7; 1Co 1,2). Dire que les chrétiens sont saints signifie dire qu'ils sont le fruit d'une action de Dieu, lui qui est trois fois saint (voir Is 6,3) et qui les a appelés à la communion avec lui: seul le Seigneur en effet rend l'homme saint, personne ne peut rendre saint ni soi-même ni les autres. Le chrétien est donc séparé, distingué des autres hommes, en raison d'une action gratuite de Dieu à laquelle il est simplement appelé à répondre: dès lors la sanctification n'est pas le fruit d'une décision de l'homme ni de ses bonnes œuvres, ou de ses vertus morales! Cette annonce peut nous scandaliser, mais il fait intégralement partie de la bonne nouvelle que nous transmettent les Écritures: il nous appartient alors de laisser à Dieu l'initiative, l'action et l'accomplissement de la sainteté.
De plus, Paul le spécifie, le chrétien est saint dans la mesure où il est établi « dans le Christ Jésus », lui qui est « le Saint de Dieu » (Mc 1,24; Jn 6,69), le fondement de la sainteté, en vue d'une croissance vers la plénitude et la sanctification. Toutefois, l'homme établi dans le Christ Jésus est déjà radicalement saint, dans le sens où il vit un lien originel et fondamental avec son Seigneur, qui fait de lui une créature nouvelle (voir 2Co 5,17).



b) Le chrétien est « saisi par le Christ »
Le chrétien, appelé dans la foi par le Christ, répond à celui qui l'a précédé, qui l'a appelé avec force, et qui l'a « saisi » (Ph 3,12). Cette forme verbale à laquelle Paul recourt pour parler de soi (katelémphthen, conjonctif aoriste passif de katalambáno) est extrêmement forte: il ne s'agit pas vaguement d'« être conquis » (comme on le traduit couramment en italien), mais ce verbe indique le fait précisément d'être pris, d'être saisi. L'expérience qu'a faite l'Apôtre illustre cette réalité: alors que Paul fuyait, il a dû, à un certain moment, se rendre à son poursuivant qui l'avait « saisi »; on peut comparer cette situation à celle du prophète Jérémie, lorsqu'il affirme: « Tu m'as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire » (Jr 20,7).
Le chrétien, comme Paul, doit lui aussi se sentir saisi par le Christ, parvenant ainsi à exprimer sa condition par des mots qui ont les traits d'un langage amoureux: le Christ nous séduit, il nous vainc, il nous saisit, et nous sommes pour ainsi dire « contraints » de nous rendre, de céder à son amour. C'est une expérience que beaucoup sont conscients d'avoir fait, et une expérience, quoi qu'il en soit, qui devient presque évidente lorsque la foi s'approfondit: un chrétien qui a vécu l'assiduité avec le Seigneur sait qu'il a un rapport avec lui dans lequel il ne se sent pour ainsi dire plus libre, mais emporté par lui. C'est un grand mystère: le Seigneur a avec nous cette attitude, qui est celle dont Jacob a fait l'expérience la nuit où il a lutté avec Dieu et qu'il s'est senti vaincu, blessé pour toujours (voir Gn 32,23-33). C'est ce qu'a aussi expérimenté Paul lorsqu'il s'est aperçu qu'il avait été blessé par ce Jésus Christ qu'il haïssait auparavant avec tant de détermination. La chute sur la route de Damas a marqué un bouleversement radical de sa vie: Paul s'est désormais senti pris par le Christ au point de ne plus rien pouvoir faire sans lui… Ibn ‘Arabi, un maître spirituel musulman, qui a vécu entre le XII et le XIIIe siècle, commentait ainsi le refus opposé par les chrétiens à ceux qui voulaient les convertir à l'islam: « Celui dont la maladie est Jésus ne guérira jamais plus ». Oui, celui qui est réellement saisi par le Christ ne pourra jamais plus le renier, le méconnaître, mais il vivra avec lui un lien que rien ni personne ne pourra jamais briser.
Aux chrétiens, Paul ne demande donc pas avant tout de faire ou de confesser quelque chose, mais il les appelle à une authentique prise de conscience: celle de se savoir « saints » et « saisis » par le Christ. « Le christianisme, en effet, ne commence pas en disant aux hommes ce qu'ils doivent faire, mais ce que Dieu a fait pour eux dans le Christ Jésus » (Raniero Cantalamessa).


c) « L'éminence de la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur »
Le véritable fil rouge de la Lettre aux Philippiens est celui de la connaissance du Seigneur Jésus, un thème qui trouve un vaste écho également dans les autres lettres pauliniennes et, de manière plus générale, dans tout le Nouveau Testament. Sanctifié et saisi par le Christ, le chrétien est appelé à parcourir un chemin de connaissance du Seigneur Jésus. Paul se sent obligé d'insister sur ce thème notamment pour des raisons autobiographiques, des raisons particulièrement éloquentes pour nous aussi, qui partageons ces mêmes conditions: en effet, bien que Paul ait été contemporain de Jésus, il ne l'a jamais connu et rencontré dans l'histoire – tout comme nous! Il a commencé par le haïr et à persécuter ses disciples (voir Ac 7,58–8,1; 9,1-2; 1Co 15,9), alors que la diffusion des premières communautés chrétiennes était déjà bien établie en Palestine et en Syrie.
Et quand Paul écrit cette lettre aux chrétiens de Philippes, qui n'ont connu Jésus qu'à travers la prédication apostolique, quelques disciples qui ont suivi Jésus dans l'histoire et ont vécu avec lui sont sans doute encore vivants: Pierre, Jean, Jacques le frère du Seigneur… Il faut donc le dire clairement: Paul a été un missionnaire, qui, à la différence des autres de son temps, n'a jamais rencontré Jésus sur la terre, il n'a jamais « mangé et bu avec lui », comme le dira Pierre (voir Ac 10,41), il ne l'a pas « entendu, vu, contemplé et touché », comme le dira le disciple bien-aimé (voir 1Jn 1,1). Paul n'a été qu'un « témoin » indirect (voir Lc 24,48; Ac 1,8.22); il est venu après et a dû croire en Jésus en faisant avant tout confiance à l'annonce de ceux qui avaient été ses témoins oculaires. Il est devenu chrétien comme nous, sur la base d'une tradition reçue, en croyant au Christ sans l'avoir vu. Après sa conversion, il est demeuré un certain temps à Damas (voir Ac 9,19), puis dans le désert d'Arabie (voir Ga 1,17), probablement auprès d'une communauté de chrétiens provenant de l'essénisme: il a consacré ce temps, qui n'a pas été de courte durée, à l'approfondissement de la foi à travers l'étude des Écritures, en vérifiant le fait que Jésus Christ était bien celui qui avait été annoncé par les prophètes et qui avait accompli dans sa personne les Écritures mêmes.
Paul a été un disciple, il a eu des maîtres, parmi lesquels les Actes nomment explicitement Ananie, qui l'a baptisé (voir Ac 9,10-19). Pour cette raison, une fois devenu chrétien et fondateur d'Églises, lorsqu'il transmettra aux Corinthiens les deux points capitaux de la foi chrétienne, il parlera de soi comme d'une personne qui transmet ce qu'il a lui-même reçu d'autres:

Pour moi, j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis: le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâce, le rompit et dit: « Ceci est mon corps, qui est pour vous; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après le repas, il prit la coupe … (1Co 11,23-25).

Je vous ai transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu'il est apparu à Céphas, puis aux Douze … Et, en tout dernier lieu, il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton. Car je suis le moindre des apôtres, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu (1Co 15,3-5.8-9).

Paul lui aussi a donc eu besoin d'une longue maturation, d'une période de formation durant laquelle il a connu le Seigneur Jésus dans la foi; celle-ci passe en effet par la vraie connaissance du Seigneur, alors que la connaissance historique, faite sans la foi, compte bien peu, comme Paul lui-même l'écrira: « Même si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant ce n'est plus ainsi que nous le connaissons » (2Co 5,16).
Mais il faut se demander ce qu'est précisément cette connaissance que la Lettre aux Philippiens présente comme la première tâche fondamentale des chrétiens (et qui comme telle, je ne le dis qu'en passant, devrait être endossée par la pastorale actuelle, laquelle insiste en revanche, de manière plutôt stérile d'ailleurs, sur d'autres priorités…). La connaissance à laquelle Paul fait allusion n'est assurément pas une connaissance intellectuelle, même chargée de formules théologiques vraies, mais c'est une expérience amoureuse de Dieu, de Jésus-Christ, sans laquelle il n'existe pas de véritable relation avec lui. C'est cette « surconnaissance » (epígnosis: Ph 1,9) qui pénètre dans le mystère de l'autre de tout son être: seul celui qui connaît de cette manière aime en plénitude, et seul celui qui aime connaît vraiment! Selon les Écritures en effet, la vraie connaissance passe par l'expérience, elle pénètre dans les choses, elle est faite d'intimité et de communion. Une donnée linguistique peut nous aider, mieux que toute autre, à comprendre, cette réalité: le verbe hébreu qui exprime l'idée de connaître, jada‘, est le même qui indique l'acte sexuel (voir Gn 4,1.17.25, etc.). Par ailleurs, l'immanence réciproque entre la connaissance et l'amour est synthétisée de manière admirable par un oracle du Seigneur dont témoigne le prophète Osée, lequel reprend à son compte de nombreux avertissements des prophètes bibliques: « C'est l'amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes » (Os 6,6).
Une précision délicate s'impose ici, qui à mon avis se fait extrêmement urgente: il s'agit de faire attention à ne pas proclamer avec trop de facilité que l'on aime le Seigneur et qu'on désire le connaître, car cette revendication cache souvent le risque de le réduire à une idole d'autant plus aimée qu'elle est un produit de nos mains. Je me réfère au fait qu'il y a aujourd'hui une mode, parmi les chrétiens, à affirmer que « Jésus Christ est un événement », que « le christianisme est une rencontre avec lui », comme si ces slogans étaient d'eux-mêmes l'indice d'une foi solide. Non, c'est là un message trop court: la foi dans le Seigneur Jésus est toujours une foi secundum Scripturas, « selon les Écritures » (1Co 15,3-4), comme nous le proclamons dans le Credo. Sans la médiation des Écritures, le risque est fort de ne pas recevoir Jésus Christ de la tradition apostolique, mais de le créer à notre image et ressemblance, et donc d'en faire une idole séduisante. La connaissance authentique du Seigneur naît d'une écoute assidue de la Parole contenue dans les Écritures, le Livre qui atteste toutes les choses écrites sur lui (voir Lc 24,44), et elle se nourrit jour après jour de l'approfondissement des Écritures: c'est là le chemin qui peut mener le chrétien à « avoir en lui les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus » (voir Ph 2,5).
C'est en ce sens que Paul parle de « la supériorité de la connaissance du Christ Jésus », qu'il appelle ici – pour la seule fois dans toutes ses lettres – « mon Seigneur » (Ph 3,8). L'audace de cet adjectif possessif indique qu'il ne s'agit pas là de la connaissance d'un moment, mais d'une relation de confiance toute personnelle qui amènera Paul à écrire ailleurs: « Le Christ m'a aimé et s'est livré pour moi » (Ga 2,20). Voilà alors que l'Apôtre décrit, comme en une sorte de crescendo, le but de la vie chrétienne: « Le connaître », lui le Christ, puis, en une construction en chiasme, « connaître »:

la puissance de sa résurrection
et la communion à ses souffrances,
lui devenir conforme dans sa mort,
afin de parvenir à ressusciter d'entre les morts (Ph 3,10-11).

Voilà donc l'itinéraire de la connaissance: en premier lieu, contre tout raisonnement chronologique, il s'agit de connaître la puissance (dýnamis) de la résurrection du Christ, et savoir qu'elle contient les énergies qui agissent en nous, des énergies à travers lesquelles même l'impossible peut se réaliser, des énergies qui défont les puissances de mort à l'œuvre en nous. Il y a une expérience bien réelle dans la foi, qui est à la portée de tout chrétien: face à certains abîmes présents en nous, sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir, il y a une force qui provient de la résurrection du Christ, laquelle produit en l'homme ce que celui-ci ne pourrait réaliser de ses propres forces, et guérit ce que l'homme n'est pas en mesure de guérir… Sans ces énergies, serait-il possible de vaincre certains vices et certains péchés? Serait-il possible de vivre une vie d'amour fidèle, de vivre la solitude féconde pour le Royaume? C'est grâce à cette dýnamis que Paul pourra s'exclamer dans la Deuxième lettre aux Corinthiens: « Nous sommes pressés de toute part, mais non pas écrasés; ne sachant qu'espérer mais non désespérés; persécutés mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons toujours et partout en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps » (2Co 4,8-10). C'est une sorte de Magnificat qu'avec Paul tout chrétien peut entonner lorsque, se retournant, il constate combien de fois il s'est relevé après être tombé et n'a pas été anéanti même lorsqu'il s'est senti écrasé: il découvre avoir connu une force surprenante qui lui a fait reprendre le chemin même lorsqu'il pensait être au bout de ses forces.
Celui qui fait l'expérience de cette puissance désire également la communion (koinonía) aux souffrances du Christ. Mais il faut être clair: cela ne signifie pas que l'on désire souffrir la flagellation ou la crucifixion. Non, la question est bien plus profonde: cela signifie désirer une conformité telle au Seigneur qui nous aime et que nous aimons, qu'elle nous fait vouloir être avec lui également dans ses souffrances. C'est dans cette optique que Paul pourra relire son labeur de missionnaire et de fondateur de communautés chrétiennes en écrivant: « Je porte partout et toujours en mon corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans mon corps » (voir 2Co 4,10); il ira même jusqu'à écrire, sur un ton irrité, aux communautés chrétiennes rebelles de la Galatie: « Dorénavant que personne ne me suscite d'ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus » (Ga 6,17), les signes de la conformité à lui. Aucun dolorisme n'est donc de rigueur, mais une connaissance profonde, qui provoque le désir d'être totalement impliqué dans la vie du Christ, au prix même de la souffrance et de la mort. C'est cette connaissance qui, dans notre lettre, amène Paul à confesser que « vivre c'est le Christ » (Ph 1,21), et ailleurs: « Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).
Et il me plaît de conclure sur ce point en citant une nouvelle fois Charles de Foucauld, qui, dans cette fameuse prière, exprime bien le désir de conformité au Seigneur:

Mon Père,
je m'abandonne à toi,
fais de moi ce qu'il te plaira.
Quoi que tu fasses de moi,
je te remercie.
… et ce m'est
un besoin d'amour de me donner,
de me remettre entre tes mains
sans mesure,
avec une infinie confiance
car tu es mon Père.


d) « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant »
Immédiatement après le passage que l'on vient de commenter, comme pour le compléter, Paul adresse aux chrétiens un avertissement auquel nous sommes peu habitués:
Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait; mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus. Non, frères, je ne me flatte point d'avoir déjà saisi; je dis seulement ceci: oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus (Ph 3,12-14).

Voici un thème propre à la spiritualité chrétienne authentique: en raison de son désir de connaissance amoureuse du Seigneur Jésus Christ, le chrétien renonce à regarder en arrière. C'est une loi simple et pourtant oubliée: dans la vie spirituelle, celui qui regarde en arrière ne va pas en avant! Pour être plus précis, on peut considérer trois manières erronées de regarder en arrière:
La première consiste à ressasser ses péchés: ce comportement est une sorte de virus qui s'insinue dans le cœur du croyant, causant une véritable situation de paralysie et empêchant une vie réellement chrétienne. Non seulement Dieu pardonne les péchés, mais il les efface, il les oublie, car le cœur de Dieu est plus grand que notre conscience (voir 1Jn 3,20). Comme en témoigne Isaïe: « C'est moi, moi, qui efface tes crimes, et je ne me souviendrai plus de tes fautes, dit le Seigneur » (Is 43,25).
La deuxième manière trompeuse de regarder en arrière, c'est de se mesurer constamment, comme pour faire le bilan et en venir à se dire: « Aujourd'hui je suis meilleur ou pire qu'hier. » C'est une attention narcissique à soi-même qui ne plaît pas au Seigneur. Tôt ou tard en effet, cela nous amène à établir les mêmes bilans sur le compte des autres…
Enfin il arrive encore que l'on regarde en arrière pour nourrir des nostalgies, et regretter les conditions qui appartiennent à notre passé, en niant ce qui s'est produit et qui appartient désormais de façon intégrante à notre histoire.
Or Paul affirme avec résolution qu'il veut oublier son propre passé. Sans vouloir lui faire de procès psychologique, on doit reconnaître que bien des fois il avait exprimé un jugement fort sur ses vicissitudes, affirmant qu'il est un « avorton » (1Co 15,8), qu'il est « le moindre des apôtres, qui ne mérite pas même d'être appelé apôtre, parce qu'il a persécuté l'Église de Dieu » (voir 1Co 15,9): mais l'âge venu, il comprend que, s'il avait continué à donner à son passé d'ennemi de Jésus un poids trop grand, il en aurait été paralysé. Sa course en avant, sa manière de vivre comme un croyant « tendu de tout son être vers le but » (voir Ph 3,13-14) est pour nous tous un grand enseignement: en tant que chrétiens, nous devons en effet savoir qu'il nous faut considérer davantage le Christ que nous-mêmes, car c'est en le contemplant lui que, « le visage découvert, en réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, par le Seigneur, qui est Esprit » (2Co 3,18). Cela aussi, même si l'on tend à le refouler aujourd'hui, fait partie de la « sur-connaissance » du Christ à laquelle Paul appelle le chrétien.


e) « Nous offrons le culte selon l'Esprit de Dieu »
Si nous revenons brièvement en arrière au début du chapitre 3 de la Lettre aux Philippiens, nous y trouvons trois définitions significatives du chrétien: « C'est nous qui offrons le culte selon l'Esprit de Dieu et tirons notre gloire du Christ Jésus, au lieu de placer notre confiance dans la chair » (Ph 3,3).
« Nous offrons le culte selon l'Esprit de Dieu »: le chrétien a une manière nouvelle de rendre culte à Dieu par rapport au culte juif. Sur ce point, Jésus a amené une « rupture », une discontinuité profonde, comme il l'a lui-même déclaré à la femme samaritaine: « Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père … Mais l'heure vient, et c'est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père en Esprit et en vérité » (Jn 4,21.23), c'est-à-dire dans l'Esprit saint et dans la vérité qu'est Jésus Christ. Et si Jésus a exprimé cette réalité de manière ramassée, Paul dissémine par contre dans tous ses écrits des affirmations qui vont dans ce même sens: « Ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu? » (1Co 6,19); « Examinez-vous vous-mêmes pour voir si vous êtes dans la foi. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus Christ est en vous? » (2Co 13,5). Et Paul va jusqu'à la parole décisive, qu'il livre dans la Lettre aux Romains: « Je vous exhorte, frères, à offrir vos personnes en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu: c'est là le culte selon la Parole (loghikè latreía) que vous avez à rendre » (Rm 12,1), où il faut entendre que cette parole est Jésus Christ lui-même. En bref, offrir sa propre vie est le seul culte qui plaît réellement à Dieu: oui, désormais tout chrétien est le temple de Dieu, et c'est dans son corps, dans sa vie que doit s'accomplir le sacrifice authentique envers Dieu.
« Nous tirons notre gloire du Christ Jésus », poursuit Paul. Cette nouvelle définition du chrétien se place elle aussi en discontinuité avec le judaïsme: le Christ exclut toute fierté de notre part devant Dieu, car notre seule gloire possible se trouve en lui, au point que nous pouvons même aller jusqu'à nous vanter de sa croix (voir Ga 6,14), cet instrument de supplice infâme et exécrable. Vraiment, si nous nous considérons avec réalisme, nous n'avons en nous-mêmes aucun titre d'orgueil: tout ce dont nous pouvons nous vanter vient exclusivement du Seigneur. C'est pourquoi l'Apôtre continue sa définition en invitant les chrétiens à ne pas « placer leur confiance dans la chair ». C'est la reformulation, en termes négatifs, de ce qui vient d'être affirmé. Ici la sárx (la « chair ») n'est pas seulement la fragilité mortelle, mais désigne également l'arrogance de celui qui met sa confiance en soi, dans ses propres forces et dans ses vertus; c'est la réalité sur laquelle se repose l'homme religieux, celui qui se conforme toujours à la Loi et se vante de ses propres œuvres justes. Pour exprimer quelle profonde certitude cette annonce inouïe constitue, Paul fait, à la lumière de cette dernière, une extraordinaire anamnèse de sa propre vie. Lui en effet aurait pu mettre sa confiance dans la chair, dit-il: « Si quelqu'un d'autre croit avoir des raisons de se confier dans la chair, j'en ai bien davantage:

circoncis dès le huitième jour,
de la race d'Israël,
de la tribu de Benjamin,
Hébreu fils d'Hébreux,
quant à la Loi, un pharisien,
quant au zèle, un persécuteur de l'Église,
quant à la justice que peut donner la loi, un homme irréprochable » (Ph 3,4-6).

C'est une liste en crescendo, qui se conclut avec l'impressionnante certitude pour Paul de n'avoir jamais transgressé la Loi. Mais il continue: « Mais tous ces avantages dont j'étais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage, à cause du Christ. Bien plus, désormais je considère tout comme désavantageux à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. À cause de lui j'ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ, et d'être trouvé en lui, n'ayant plus ma justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi au Christ, celle qui vient de Dieu et s'appuie sur la foi » (Ph 3,7-9). Quand Paul a compris que l'alternative l'obligeait à choisir entre accéder à la connaissance du Christ et continuer à se vanter de réalités religieuses, il a considéré que ces dernières, même sacro-saintes, représentaient une perte, un dommage… Avec sa force lapidaire, Luther commente ces versets de cette manière: « Celui qui met sa foi dans le Christ se vide de soi-même »; et il est significatif que cette affirmation paraphrase ce que l'hymne du chapitre 2 affirmait du Christ. Oui, comme le Christ s'est vidé de ses privilèges divins, de même le chrétien véritable doit se défaire des mérites et des vertus qu'il croit avoir, mais ne considérer que le Christ seul. En effet, la « sur-connaissance » du Christ vaut mieux que tous les mérites de l'homme religieux.


f) « Notre patrie est dans les cieux »
Cette relation avec le Seigneur, recherchée avec ardeur, les chrétiens doivent la vivre sur la terre, dans l'histoire, avec les autres hommes. Leur vie dans la compagnie des hommes, cette vie qui est à la fois don et responsabilité, est toutefois marquée, en même temps, par l'horizon dernier de la parousie, du jour du Seigneur, de la conscience que « notre patrie (tò políteuma) est dans les cieux » (Ph 3,20). Les chrétiens sont citoyens de ce monde, mais il existe pour eux une citoyenneté plus décisive: leur appartenance à la communauté des croyants, des saints, de ceux qui sont déjà sauvés dans les cieux. C'est de cette manière que Paul affirme que les chrétiens sont dans le monde, mais qu'ils n'appartiennent pas au monde (voir Jn 17,11-16), qu'ils ne peuvent avoir aucune patrie si ce n'est le Royaume de Dieu. Pour cette raison « ils attendent ardemment des cieux, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ » (voir Ph 3,20). Par conséquent leur style de vie également est dans les cieux: sur la terre ils vivent une condition de « pèlerinage » (1P 1,1.17: paroikía), et restent toujours « étrangers et pèlerins » (1P 2,11).
Il ne s'agit pas d'une invitation à la l'évasion hors de l'histoire, au désengagement à l'égard des hommes et de la cité des hommes: les chrétiens vivent en effet dans la compagnie des hommes, à leurs côtés, dans la solidarité avec eux, mais ils rompent avec la mondanité, ils ne se conforment pas à l'idéologie dominante, ils ne se soumettent pas aux idoles de ce monde. La meilleure illustration de ce style de vie, de cette vie fidèle à la terre, et tout à la fois enracinée dans le ciel, nous est fournie par un passage célèbre de l'écrit À Diognète. Ce texte du IIe siècle décrit les chrétiens de façon très pacifique et positive, en évitant de les présenter comme retranchés sur des positions défensives à l'encontre du monde et sans parler d'eux avec des accents apologétiques visant à déceler quelque ennemi extérieur. Voici donc ce texte:

Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire … mais ils montrent pourtant les lois extraordinaires et paradoxales de leur vie sociale … Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers (pároikoi). Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers (xénoi). Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés … Ils mettent en commun la table, mais non le lit (À Diognète 5,1-2.4-7).

Oui, les chrétiens sont des citoyens loyaux, capable de nourrir et de recevoir de la sympathie de leur présence dans la société, mais ils sont en même temps capables de manifester une différence, que j'aime appeler « la différence chrétienne », précisément.



g) « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le répète, réjouissez-vous »
Un dernier trait caractéristique du chrétien, selon la Lettre aux Philippiens est celui de la joie, thème particulièrement fréquent dans cette épître. Pour être précis, la terminologie de la joie – qui comprend le substantif « joie », chará, le verbe « se réjouir », chaírein, et son dérivé « se réjouir ensemble », synchaírein – revient en tout seize fois. Et ceci, ne l'oublions pas, alors que Paul se trouve enchaîné. Dans trois passages, la joie est même conjuguée à l'impératif:

« Vous devez être heureux et vous réjouir avec moi » (Ph 2,18)
« Mes frères, réjouissez-vous dans le Seigneur » (Ph 3,1)
« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le répète, réjouissez-vous » (Ph 4,4).

Il ne s'agit donc pas d'un simple souhait ou d'une exhortation, mais d'un ordre, d'un commandement apostolique. Oui, la joie n'est pas qu'un don du Seigneur, c'est également un état à rechercher, à poursuivre avec effort. Mais tentons de définir plus précisément la joie chrétienne.
C'est une joie « dans le Seigneur » (en Kyrío: Ph 3,1; 4,4.10). Non seulement une joie « à cause » du Seigneur ressuscité, mais aussi « dans » le Seigneur ressuscité: elle naît de l'union avec le Seigneur, du fait d'être « en Christ », car c'est une joie du Seigneur avant tout, de Dieu qui se réjouit et communique sa joie à ceux qu'il aime. En ce sens, la joie est un don, le don messianique par excellence; c'est un fruit de l'Esprit saint (voir Ga 5,22), que les épreuves ne peuvent donc pas détruire (voir Rm 12,12; 2Co 7,4; 8,1-2). Non, rien ni personne ne peut nous l'enlever (voir Jn 16,23). C'est un don d'en-haut et non la joie dont jouit le monde (voir Jn 16,20): comme la paix, Dieu seul peut la donner.
La joie, ensuite, doit être continuelle: voilà pourquoi le commandement à se réjouir est accompagné des adverbes « toujours, sans cesse » (voir Ph 1,3-4; 4,4; 2Co 6,110; 1Th 5,16). Le don devient paradoxalement un engagement, et un engagement constant. La joie, tout comme la paix, doit dès lors être recherchée de toutes les forces (voir Rm 14,19; 2Tm 2,22); cela implique l'effort du combat contre la tentation de la tristesse, ce « ver du cœur » (Évagre) qui agit sournoisement et qui, s'il n'est pas combattu, finit lentement par nous envahir, en prenant possession de notre existence, en éteignant peu à peu notre désir de vie.
La joie enfin est eschatologique, c'est-à-dire qu'elle est motivée par le fait que « le Seigneur est proche » (Ph 4,5), car la pensée de la parousie du Seigneur est un motif de se réjouir. Le chrétien, par contre, qui ne s'exerce pas à la joie manifeste en profondeur qu'il n'espère pas le jour du Seigneur, ce jour concernant lequel Jésus à déclaré à ses disciples: « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira; vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie … Maintenant, vous voilà tristes; mais je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l'enlèvera » (Jn 16,20.22).


Conclusion

Je ne pense pas devoir ajouter de paroles de ma part à ce portrait passionné de Jésus Christ et du chrétien que nous a fourni l'apôtre Paul dans la Lettre aux Philippiens. Je me limite donc à citer ce qui constitue à mon sens la véritable « perle » que nous livre Paul pour notre foi et dans la foi: « Désormais je considère tout comme désavantageux à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur » (Ph 3,8). Sommes-nous encore capable, nous chrétiens, d'affirmer cela? Sommes-nous vraiment en mesure de vivre jour après jour cette intense relation avec le Seigneur? Ne l'oublions pas, c'est sur ce point, et sur aucun autre, que se joue de manière existentielle notre identité de chrétiens, de « serviteurs du Christ Jésus » (Ph 1,1).

Enzo Bianchi
prieur de Bose

 

Lectio divina sur Mt 13,31-33.44-46


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par ENZO BIANCHI
tenue à Lourdes à l'occasion d'Ecclésia 2007, le rassemblement des catéchètes de tous les diocèses de France

Lectio divina du prieur de Bose, ENZO BIANCHI tenue à Lourdes vendredi 26 octobre 2007 à l'occasion dEcclésia 2007, le rassemblement de sresponsables de catéchèse de toute la France, avec la participation de 40 évêques de la Conférence épiscopale française.

La vidéo de la Lectio divina

Introduction

Nous avons écouté quatre brèves paraboles tirées de l'évangile de Matthieu, ou mieux deux couples de paraboles jumelles: tout d'abord celle du grain de sénevé liée à celle du levain (voir Mt 13,31-33), puis les paraboles que l'on peut presque superposer du trésor et de la perle (voir Mt 13,44-46).

Jésus introduit toutes ces paraboles par l'expression: « Le Royaume des cieux est semblable… », que l'on pourrait traduire par: « Il arrive au Royaume des cieux ce qui arrive à… ». Dans ces paraboles, Jésus cherche à faire comprendre à ses disciples l'histoire du Royaume de Dieu, et pour ce faire il a recours à des images quotidiennes, à ce qui est habituel, qu'il présente comme s'il s'agissait d'un événement particulier. Jésus n'utilise jamais d'images statiques, il ne se sert pas de discours abstraits pour illustrer le Royaume des cieux, le Royaume de Dieu. Il crée au contraire des images de vie, parce que le Royaume est une réalité historique, vivante: c'est un événement dynamique qui se développe selon une force autonome.

Toutes ces paraboles sont rassemblées chez Matthieu en un seul grand discours, que l'on appelle le « discours parabolique » (voir Mt 13,1-51). On y trouve sept paraboles, dont deux – celle du semeur et celle de l'ivraie – sont également complétées par une explication fournie par Jésus (voir Mt 13,18-23.36-43).

Mais cherchons à nous mettre à l'écoute de ce qui est écrit et à entendre le message contenu dans ces paroles de Jésus.


1. Le grain de sénevé et le levain

[Jésus] proposa [à ses disciples] une autre parabole: « Le Royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c'est la plus grande des plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s'abriter dans ses branches. »
Il leur dit une autre parabole: « Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que le tout ait levé » (Mt 13,31-33).

Dans la première parabole, on nous raconte l'action d'un homme qui sème en terre un grain de sénevé: il s'agit d'une graine de moutarde qui, lorsqu'elle grandit, se développe de manière irrésistible et peut même devenir un arbre sur lequel les oiseaux viennent se poser. Ici toutefois, le Royaume des cieux n'est pas comparé à la graine en elle-même, mais à son évolution, aux vicissitudes de cette graine: toute l'attention revient au développement extraordinaire de la semence. C'est la graine la plus petite qui existe: elle est d'une petitesse proverbiale; mais une fois qu'elle est déposée en terre, qu'elle est semée, elle devient un véritable arbre. Oui, l'attention se concentre sur le moment initial et sur le moment final: il faut donc saisir le message de cette parabole dans l'opposition entre « le plus petit » et « le plus grand ».

Pourquoi cela se produit-il? Parce que la graine possède une force, une puissance vitale. Dans les paraboles précédentes également – celle concernant la semence tombée dans différents types de terrains (voir Mt 13,1-9) et celle à propos du bon grain qui, en germant, s'est retrouvé mêlé à de l'ivraie (voir Mt 13,24-30) – l'accent tombait aussi sur la puissance de la graine qu'est la parole de Dieu. Car « vivante et efficace (energhés) est la parole de Dieu » (He 4,12), « l'Évangile est une force (dýnamis) de Dieu » (Rm 1,16). Voici alors la graine, la semence: c'est la parole de Dieu. Elle n'est de loin pas inerte, mais petite et toutefois pleine de force et de vie. Quantitativement, elle est peu visible, mais qualitativement, elle est extrêmement puissante!

Le but de la parabole de Jésus ne consiste dès lors pas à consoler les croyants qui vivent un aujourd'hui décourageant, en leur assurant un avenir grandiose: non, le but est bien plutôt celui d'expliquer que l'aujourd'hui a un sens déjà positif, mais caché. Ce n'est pas l'arbre qui donne force à la semence, mais la semence qui, par sa propre force, se développe pour devenir un arbre! C'est ce qui se produit pour le Royaume des cieux: dans l'aujourd'hui des croyants, il apparaît toujours comme une réalité modeste, mais dans l'avenir, il sera manifesté à sa pleine mesure. Le disciple est appelé à considérer le contraste entre l'aujourd'hui et l'avenir, en comprenant également que l'avenir dépend précisément de la petitesse de l'aujourd'hui. Cette parabole est donc une révélation, elle lève le voile sur l'aventure du Royaume, et déclare que les critères de grandeur et d'apparence, ces critères mondains, n'ont pas à être appliqués à l'histoire du Royaume de Dieu. La force du Royaume ne se confond pas avec la fascination de la grandeur, qui peut prendre, suivant les cas, la forme du grand nombre, du prestige ou du pouvoir…

Mais la parabole constitue tout à la fois un avertissement; elle affirme: la petitesse n'est pas en contradiction avec la puissance véritable. Il suffit que l'on ait une foi pareille à un grain de sénevé pour déplacer une montagne (voir Mt 17,20); dans notre petitesse, « nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté » (1Jn 3,2). Il reste par ailleurs toujours vrai que la dimension extraordinaire de notre vie est cachée, comme « notre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (voir Col 3,3)… Il faut avoir la foi: la parole de Dieu travaille en nous et elle est efficace sans que nous sachions comment (voir Mc 4,27)!

Et en parallèle, voici la deuxième parabole de Jésus, celle du levain qui fait monter toute la pâte. Dans les lettres de l'apôtre Paul, l'image du levain est prise dans un sens négatif (voir 1Co 5,6-8; Gal 5,6); mais ici elle est renversée, cette conception est retournée. Dès lors l'attention du disciple est saisie de manière plus efficace encore: même le bien est contagieux, et non seulement le mal.

Ainsi une femme met le levain, une petite quantité de levain, dans une grande masse de pâte (environ 40 kg de farine!). Plus encore: le texte nous dit que cette femme « a enfoui » le levain dans la pâte, pour souligner le fait que la présence du Royaume est cachée, qu'elle est voilée. Pourtant voici qu'apparaît la force insoupçonnée du levain: à nouveau, une toute petite réalité en produit une bien plus grande… Comme dans la parabole précédente, où l'accent était mis sur la petitesse de la semence, ici l'accent tombe sur le levain: c'est une petite chose, une réalité modeste, capable toutefois d'une grande transformation.

Et il en est bien ainsi: l'événement de Jésus était petit, voire inconnu des historiens de l'Empire; l'événement de la vie chrétienne compte pour peu de chose et la communauté chrétienne est infime dans la compagnie des hommes, mais sa capacité véritable, sa force sera révélée à la fin… Dès lors les chrétiens ne se laissent pas séduire par la grandeur, ils ne s'abattent pas face à leur petitesse: la force de l'Évangile ne peut se mesurer sur des critères mondains! Oui, comme l'affirme un splendide passage de l'écrit A Diognète, les chrétiens vivent dans le monde comme les autres hommes, mais ils sont l'âme du monde (voir V,1-2; VI,1): leur « différence chrétienne » est une bénédiction pour tous les hommes, même si elle n'est presque pas visible…


2. Le trésor et la perle

« Le Royaume des cieux est semblable à un trésor qui était caché dans un champ et qu'un homme vient à trouver: il le recache, s'en va, ravi de joie, vendre tout ce qu'il possède, et achète ce champ. Le Royaume des cieux est encore semblable à un négociant en quête de perles fines: en ayant trouvé une de grand prix, il s'en est allé vendre tout ce qu'il possédait et il l'a achetée » (Mt 13,44-46).

Après l'explication de la parabole de l'ivraie (voir Mt 13,36-43), Jésus présente deux autres brèves paraboles: celles du trésor et de la perle, qui se superposent presque l'une à l'autre. Elles représentent une sorte de répétition l'une de l'autre: ce procédé permet de redire l'essentiel pour le souligner.

Deux personnages différents entrent en scène: un ouvrier agricole et un riche joaillier, qui ne sont toutefois pas les protagonistes de ces deux paraboles, même si ce sont eux que l'on voit agir, « trouver, vendre, acheter ». Non, les protagonistes véritables sont le trésor et la perle, qui prennent possession de ces deux hommes, qui les saisissent et provoquent leurs actions. Et ces actions ne sont pas extraordinaires; on pourrait presque dire qu'elles vont de soi, car devant la découverte d'un trésor inattendu ou d'une perle extrêmement précieuse, il est naturel d'agir comme le font nos deux personnages. Mais la nouveauté se trouve précisément là.

Tentons d'écouter et d'interpréter ces paraboles. Le paysan, qui n'est probablement pas riche, découvre un trésor dans un champ qui ne lui appartient pas. Avec une grande sagesse, « il le recache aussitôt, puis s'en va, ravi de joie, vendre tout ce qu'il possède, et il achète ce champ ». Le joaillier, pour sa part, qui est en quête de perles précieuses, quand il en trouve une de grande valeur, « va, vend tous ses biens et l'achète ». L'un de ces homme n'est pas riche, l'autre est extrêmement riche, mais l'un  et l'autre – voilà ce qui est décisif! – vendent tout ce qu'ils possèdent pour pourvoir entrer en possession du trésor et de la perle. On ne trouve en eux aucun regret; aucun des deux n'accomplit un sacrifice, mais chacun réalise une affaire.

Ce qui s'est produit pour ces deux personnes se produit alors aussi aux autres hommes et femmes: ils entrevoient le Royaume de Dieu, ils le trouvent à l'improviste ou après l'avoir recherché; et leur choix sage est de tout laisser, de vendre tout ce qu'ils possèdent, pour entrer en possession du Royaume. C'est ainsi qu'ont agi les disciples de Jésus: lorsqu'ils furent appelés par lui, « laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5,11; voir Mt 4,20.22). C'est par contre ce que n'a pas fait le jeune-homme riche, qui, à l'appel de Jésus: « va, vends ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres… puis viens et suis-moi » (Mt 19,21), n'a pas eu le courage ni la force de le faire, et « s'en alla tout triste, car il avait de grand biens » (Mt 19,22). Il était déjà rassasié de biens, et ne pouvait comprendre la valeur qu'aurait pu avoir le trésor ou la perle. La tristesse de ce jeune-homme s'oppose à la joie de l'agriculteur ou du marchand qui, par contre, ont trouvé le trésor…

Ces deux paraboles enseignent que la conversion, la suivance de Jésus, qui exige un détachement rapide et radical, naît de la découverte d'un don inattendu: le Royaume des cieux. Ceux qui suivent Jésus ne disent donc pas: « j'ai quitté… », mais: « j'ai trouvé un grand trésor ». Ils n'humilient personne et ne se sentent pas meilleurs que les autres, mais sont simplement dans la joie d'avoir trouvé le trésor. La condition de disciple de Jésus, l'appartenance à lui, ne se mesure pas aux choses dont on s'est détaché, mais un cheminement authentique à la suite du Christ a lieu lorsqu'on est poussé par la joie, comme nous le montre cet homme dans le champ.

Ces paraboles aussi sont une révélation: elles révèlent « le mystère caché depuis des siècles et des générations, et qui est maintenant manifesté par Dieu à ses saints: le Christ en vous, l'espérance de la gloire! » (voir Col 1,26-27). Oui, Jésus Christ est le trésor authentique, la perle précieuse; comme le dit saint Paul: « À cause de lui, j'ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ » (Ph 3,8).

Enzo Bianchi

« Notre Père qui es aux cieux… »


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par ENZO BIANCHI
tenue à Lourdes à l'occasion d'Ecclésia 2007, le rassemblement des catéchètes de tous les diocèses de France

Méditation tenue le samedi 27 octobre 2007 à Lourdes par le prieur de Bose Enzo Bianchi à l'occasion dEcclésia 2007, le rassemblement des responsables de catéchèse de tous les diocèses de France, avec la participation de quarante évêques de la Conférence épiscopale française.


« Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié »

La prière que le Seigneur a enseignée à ses disciples commence par l'invocation: « Notre Père » (comme nous le prions ordinairement en suivant le texte de l'évangile de Matthieu) ou simplement « Père » (dans la version de l'évangile de Luc). C'est une adresse simple, directe, chargée d'affection et de tendresse: elle révèle immédiatement le visage du Dieu auquel les croyants s'adressent. Dieu est certes Saint, Créateur et Sauveur, mais il peut être invoqué aussi comme Père – Abba, dans l'araméen de Jésus, c'est-à-dire « papa, père bien-aimé ».

Cette invocation définit notre Dieu, mais elle signifie également quelque chose pour nous, qui la disons. Nous y exprimons notre ardent désir de l'authentique paternité consolatrice de Dieu. Et surtout, nous y confessons notre origine. Car parmi les grandes questions qui habitent notre cœur, il en est une qui résonne constamment: « D'où venons-nous? ». En appelant Dieu Père, nous affirmons que l'origine de notre existence est en lui, que nous avons été voulus, pensés, aimés et appelés à la vie par ce « Père qui est aux cieux ». Cette certitude donne son sens à notre vie et nous permet d'articuler notre foi en des comportements quotidiens.

Ce Dieu « qui est aux cieux » n'est toutefois pas un père terrestre: nous reconnaissons sa différence radicale d'avec nous, son altérité, ce que la Bible appelle sa sainteté. C'est le sens de la première demande de la prière du Seigneur: « Fais reconnaître à tous que tu es Dieu ». Si le Nom indique l'identité, c'est-à-dire la vérité profonde d'une personne, il y a équivalence entre le Nom et la personne. Et si Dieu est saint, son Nom doit donc être sanctifié. Lorsque nous demandons à Dieu de « sanctifier son Nom », nous l'appelons à se faire reconnaître pour ce qu'il est réellement, à se manifester à travers son action efficace dans l'histoire. Et nous nous prédisposons nous-mêmes à être inspirés par lui pour témoigner de sa présence et de sa sainteté parmi les hommes et les femmes de notre temps.


« Que ton Règne vienne »

Cette deuxième demande occupe la place centrale parmi les trois premières, qui concernent Dieu; cela indique son importance. D'ailleurs, dans la prédication de Jésus, l'annonce du Règne de Dieu occupait aussi la place fondamentale. Le Royaume de Dieu s'est en effet manifesté en Jésus, parce qu'il a été, lui, le seul homme sur lequel Dieu – et Dieu seul –, a régné totalement, radicalement. Ce que nous demandons donc ici, c'est que ce Règne de Dieu, vécu et manifesté par Jésus, s'étende pleinement.

Invoquer la venue de ce Royaume signifie appeler Dieu à régner réellement sur tout être humain et sur l'humanité entière, en commençant par nous qui prions. Cela signifie nous prédisposer, en tant que personnes, en tant que communautés, en tant qu'Église, à laisser Dieu régner souverainement sur nous.

Or lorsque Dieu règne, il n'exerce aucune domination et n'instaure aucun esclavage: il manifeste sa royauté par une action de libération des fausses idoles, une action de salut devant le mal, une action d'unité des enfants dispersés. Ainsi dévoile-t-il sa paternité.

Ce Royaume de Dieu est une réalité à attendre, à invoquer, mais à laquelle il s'agit aussi de se rendre disponible. Car le Règne des cieux a déjà commencé à être présent parmi nous en Jésus; il tend à l'accomplissement final, à la fin des temps; il vient d'en haut, de Dieu; mais nous avons toutefois une responsabilité à son égard: celle de l'accueillir et de répondre à ce don par toute notre vie.


« Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel »

Cette invocation, Jésus lui-même l'a prononcée dans sa vie. À l'heure de l'agonie, au moment de l'angoisse devant la mort imminente, il a en effet adressé au Père cette prière: « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse » (Lc 22,42). Humainement, Jésus aurait voulu poursuivre son service parmi les hommes sans devoir affronter l'épreuve de la mort; il demande alors la force de réaliser jusqu'au bout la volonté du Père, pour demeurer obéissant, même au prix de la mort. Pour le disciple, cette invocation est donc particulièrement exigeante; elle requiert qu'on en paie le prix fort.

« Que ta volonté soit faite »: cette requête exprime d'une part la demande faite à Dieu de réaliser lui-même son plan de salut. D'autre part, cette prière appelle les hommes à accepter pleinement cette volonté et à la réaliser, ou mieux: à tout prédisposer pour qu'elle puisse se réaliser. Car le risque est grand pour les croyants de connaître la volonté de Dieu, mais de ne pas la mettre en pratique ni de l'observer… Bien souvent les prophètes de l'Ancien Testament l'ont rappelé.

En tant que chrétiens nous avons à prier cette demande avant tout comme une lutte contre les résistances que nous avons à accomplir la volonté de Dieu. Et il faut reconnaître que nous ne pouvons l'assumer en profondeur qu'après une longue bataille, où notre volonté se sera souvent rebellée contre ce que Dieu nous demande. C'est le combat ardu entre nos pensées et la volonté de Dieu!


« Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour »

Au cœur du « Notre Père », au centre des sept demandes, on trouve la requête du pain, adressée avec confiance au Père. Après les grandes demandes touchant Dieu, en voici une toute simple, quotidienne, qui concerne notre condition humaine de créatures et la nécessité primaire que nous avons de nous alimenter pour vivre.

On pourrait être surpris de l'humilité de cette demande. Or je crois que c'est elle précisément qui illumine toutes les autres. Car demander à Dieu le pain quotidien est une action éminemment contemplative: c'est la manière qu'a le croyant d'affirmer la seigneurie de Dieu sur les réalités créées; c'est l'attitude de celui qui reconnaît qu'il ne dispose pas de sa vie, mais qu'il la reçoit toujours au sein d'une relation; c'est la façon pour l'orant de placer son besoin devant Dieu, pour le laisser se convertir en désir, et renoncer à la tentation de la possession.

Demander le pain quotidien signifie alors prendre conscience de notre réalité concrète, nous confesser créatures et enfants de Dieu, tout en sachant sereinement que la vie nous est toujours donnée…

Cependant l'adjectif grec epioúsios que nous traduisons par « de ce jour » peut aussi signifier « céleste ». En demandant dès lors le pain nécessaire pour notre vie, nous invoquons également l'aliment dont le chrétien vit au-delà du pain: la Parole et l'eucharistie. Demander au Père le pain quotidien permet au croyant d'apprendre à découvrir son besoin capital de la Parole vivante, de Jésus Christ, « pain vivant descendu du ciel » (Jn 6,51), pour avancer dans la foi.


« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »

Le chrétien est un homme qui « s'est converti des idoles pour adhérer au Dieu vivant » (voir 1Th 1,9). Mais dans son cheminement de retour au Père, il ne parvient pas au but une fois pour toutes: il doit renouveler chaque jour sa conversion pour reprendre la route qui mène au Royaume et cesser de se fermer à l'amour. Dans ce labeur quotidien, le croyant se découvre débiteur: il se sait responsable des pensées, des paroles, des actions et des omissions par lesquelles il a soustrait à ses frères et sœurs ce qu'il leur devait. Car en profondeur, nous avons tout reçu des autres et de Dieu: nous ne pouvons jamais rien garder pour nous seuls.

Or tout ce que nous dérobons à nos frères et à nos sœurs est une offense, un péché que nous commettons devant Dieu. En effet tout ce qui blesse nos semblables concerne aussi le Père. Voilà pourquoi nous demandons à Dieu qu'il remette nos offenses. Seul le pardon nous permet de recommencer, seul le pardon nous renouvelle radicalement, seul le pardon infini et toujours prévenant de Dieu nous pousse à la conversion.

Mais le pardon invoqué de Dieu est conditionné par le pardon que nous nous accordons les uns aux autres. Certes, le pardon de Dieu précède toujours notre pardon réciproque; pourtant c'est notre pardon envers nos frères et sœurs qui nous ouvre au pardon de Dieu. Les chrétiens sont donc appelés à se conformer à leur Dieu, qui aime et pardonne sans condition, en sachant que le pardon qu'ils accordent ou refusent aux autres se répercute en quelque sorte sur le pardon qu'ils reçoivent eux-mêmes de Dieu.


« Et ne nous soumets pas à la tentation »

Voilà la seule demande de l'oraison dominicale formulée de manière négative. Elle est délicate, car il faut avant tout écarter l'idée que Dieu serait l'auteur de la tentation. Non, Dieu ne tente jamais personne! Le mieux serait alors sans doute de dire: « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». On pourrait paraphraser: « Ne nous fais pas succomber à l'heure de l'épreuve. »

Jésus invite ses disciples à demander l'aide du Seigneur, sa protection, sa proximité, son amour lorsqu'ils sont dans l'épreuve. En effet, les hommes sont constamment tentés de contredire l'amour de Dieu, de vivre sans les autres, voire contre les autres. Être tenté fait partie du cheminement à la suite du Christ. Lorsque nous sommes ainsi dans la tentation, nous sommes séduits par les idoles, par nos propres justifications, par la peur de souffrir: il faut alors lutter pour tenir ferme. Dans ce combat contre la tentation, il s'agit de sentir plus que jamais le Seigneur à notre côté. C'est lui qui lutte pour nous et en nous.

Mais hormis les tentations quotidiennes, il y a aussi la grande épreuve: celle de l'incrédulité, de la non-foi. C'est la tentation suprême, qui nous pousse à ne plus comprendre que Dieu est avec nous. Oui, en nous, coexistent la foi et l'incrédulité. Dans cette épreuve, nous avons à nous ouvrir à Dieu, même dans les ténèbres, à faire confiance à son aide et à l'invoquer, pour qu'il vienne à notre secours et que nous évitions de succomber.


« Mais délivre-nous du mal »

Dieu qui est notre Père est un Dieu Sauveur, qui sauve et qui libère: il a donc le pouvoir de nous libérer du mal. C'est la grande certitude du psalmiste qui s'écrie si souvent face à ceux qui l'oppriment: « Libère-moi, Seigneur, dans ton amour! » (Ps 6,5, voir Ps 7,2; 140,2).

La libération des libérations est celle du mal, des œuvres du Malin, qui se traduisent toujours par la violence, la souffrance, la mort. Oui, sur la scène du monde, nous reconnaissons la présence du Malin: et s'il faut croire à l'existence de Dieu, il n'est nul besoin de croire au diable; il suffit de le reconnaître à l'œuvre dans notre vie. Sa présence efficace tente, séduit et opprime ceux qui accueillent ses suggestions. Il est « comme un lion rugissant qui rôde, cherchant qui dévorer » (1P 5,8). Voilà pourquoi se lève l'invocation lancinante: « Libère-nous du Malin et de son action! »

Notre prière s'enracine, ici encore, dans celle de Jésus: voilà notre consolation et notre force. C'est lui en effet qui avait prié: « Père, je ne te demande pas de les enlever du monde, mais de les garder du Malin » (Jn 17,15). Oui, Jésus combat avec nous contre le démon; c'est lui qui lutte en nous!

Jésus est descendu jusqu'aux enfers, là où Satan frappe avec le plus de force, pour nous embrasser et introduire notre cri dans sa propre prière au Père. À la suite du Christ et avec lui, nous pouvons alors, nous aussi, nous défaire du mal, par la prière et la persévérance, maintenant déjà et pour la vie éternelle!

Enzo Bianchi

Lectio divina sur Jn 21,1-14


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par ENZO BIANCHI
tenue à Lourdes à l'occasion d'Ecclésia 2007, le rassemblement des catéchètes de tous les diocèses de France

Lectio divina du prieur de Bose, ENZO BIANCHI tenue à Lourdes  samedi 27 octobre 2007 à l'occasion d'Ecclésia 2007, le rassemblement des responsables de catéchèse de tous les diocèses de France, avec la participation de 40 évêques de la Conférences épiscopale française.

La vidéo de la Lectio divina

Introduction

L'évangile selon Jean nous a présenté, au chapitre 20, le récit de Jésus qui, après sa mort en croix – mort glorieuse parce que marquée de la gloire de l'amour –, s'est montré vivant, le premier jour de la semaine, à Marie de Magdala (voir Jn 20,11-18), puis aux disciples réunis ensemble (voir Jn 20,19-23), et de nouveau « huit jours plus tard » aux disciples avec lesquels se trouvait également Thomas (voir Jn 20,26-29).

Mais l'épilogue, que la communauté du disciple bien-aimé a ajouté plus tard à l'évangile, le chapitre 21 que nous avons écouté, nous relate une autre rencontre de Jésus avec les siens, à la mer de Tibériade. Le texte dit: « Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur le bord de la mer de Tibériade » (Jn 21,1). Dans ce passage, plus qu'à une apparition de Jésus ressuscité, on assiste à la résurrection des disciples. Dans le récit en effet, le passage de la nuit au matin, et donc des ténèbres à la lumière, est accompagné d'un autre passage décisif: celui de l'ignorance (« Les disciples ne savaient pas que c'était Jésus »: Jn 21,4) à la connaissance de Jésus (« Ils savaient que c'était le Seigneur »: Jn 21,12). Si cela représente la transformation fondamentale, nous pouvons également lire à cette lumière le passage de la pêche infructueuse (« Cette nuit-là ils ne prirent rien »: Jn 21,3) à la pêche abondante (« Ils jetèrent le filet et n'avaient plus la force de le tirer, tant il était plein de poissons »: Jn 21,6) et celui de l'absence de nourriture (voir Jn 21,5) à la participation au repas préparé par Jésus lui-même (voir Jn 21,9-12).


1. « Cette nuit-là, ils ne prient rien »

Mais, plus profondément, que nous dit ce récit? Les disciples ont déjà rencontré le Seigneur ressuscité à Jérusalem, par deux fois, le premier jour de la semaine; et malgré ces confirmations de la résurrection, il semble qu'ils aient encore besoin de le rencontrer, car la foi n'est jamais acquise une fois pour toutes; c'est toujours un événement, une histoire en devenir, qui peut connaître une croissance, mais aussi des oppositions et des régressions, qui risquent de rendre vaines les expériences de foi vécues auparavant…

Sur la mer de Galilée, nous trouvons Simon Pierre, Thomas, celui qui avait confessé Jésus comme « mon Seigneur et mon Dieu » (Jn 20,28), Nathanaël, qui avait affirmé: « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël » (Jn 1,49), les fils de Zébédée et d'autres disciples anonymes. Le jour n'est pas précisé; le texte dit seulement que ces disciples étaient au nombre de sept: ils apparaissent ainsi comme une communauté dont le nombre indique la totalité et l'universalité. Simon Pierre prend alors l'initiative de la pêche et les autres décident de le suivre, de participer à cette entreprise qui représente de cette façon la mission de la communauté. Avec décision et conviction, ils affirment: « Nous venons, nous aussi, avec toi » (Jn 21,3). Tous sortent donc en mer, mais « cette nuit-là, ils ne prirent rien » (ibid.)… Après cette pêche infructueuse, les disciples s'apprêtent en conséquence à retourner vers la plage, « le matin déjà venu » (Jn 21,4).

Or sur la plage se trouve Jésus, même si les disciples ne le savent pas: comme Marie de Magdala, ils le rencontrent sans savoir que c'est lui (voir Jn 20,14). Et voici que Jésus prend l'initiative et demande: « Petits enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson à manger? » (Jn 21,5). Il s'adresse à eux en ayant recours à un appellatif affectueux, tout à la fois paternel et maternel – teknía, « petits enfants » –; c'est comme s'il leur disait: « Ne craignez pas, je ne vous ai pas laissés orphelins, ni privés de ma présence ». Il accomplit ainsi la promesse qu'il avait faite à l'occasion des discours d'adieu (voir Jn 14,18). Jésus est le même, mais il est également différent; c''est la raison pour laquelle les disciples ne le reconnaissent pas et lui répondent laconiquement: « Non, nous n'avons rien! » (Jn 21,5). Ils confessent de cette manière leur manque, la situation négative, sans issue dans laquelle ils se trouvent immergés…


 

2. « C'est le Seigneur »

À ce stade, Jésus sollicite encore les disciples: « Jetez le filet à droite du bateau et vous trouverez » (Jn 21,6). Ce sont des mots qui exigent la foi, l'obéissance prompte; c'est un commandement et une promesse à laquelle Pierre et ses compagnons adhèrent aussitôt. Et tout juste après avoir exécuté l'ordre, voici que le filet se remplit démesurément de poissons. Mais eux sont à nouveau victimes de leur faiblesse et de leur pauvreté: « Ils n'avaient plus la force de le tirer » (ibid.).

C'est alors que le disciple bien-aimé, celui qui à la seule vue de la tombe vide avait cru (voir Jn 20,8), reconnaît dans cet événement l'action et le style de Jésus, et se met à crier aux autres: « Ho Kýrios estin! C'est le Seigneur! » (Jn 21,7). Le disciple bien-aimé, le croyant qui a l'expérience de l'amour du Seigneur, celui qui a posé sa tête sur le sein de Jésus, comme pour se mettre à l'écoute de son amour (voir Jn 13,23-25), sait lire les signes et devient capable de reconnaître Jésus, en répondant par l'amour à son amour prévenant: « C'est le Seigneur! ».

Oui, nous sommes conduits par ce texte à contempler la barque de l'Église au milieu des flots de l'histoire, à mettre en compte aussi la possibilité de missions sans fruit, d'évangélisations sans résultat; mais en même temps, cette page nous pousse à croire que, si la mission se fait par obéissance au Seigneur, dans la docilité à ses indications et en recherchant sa volonté, alors une abondance de fruits est donnée et l'on devient véritablement « pêcheurs d'hommes » (Mc 1,17; Mt 4,19). Et forts de cette certitude, nous pouvons alors proclamer avec joie: « C'est le Seigneur! », c'est-à-dire: « Le Seigneur ressuscité est au milieu de nous, il est présent aujourd'hui encore et il œuvre avec nous »…

C'est à Pierre également que le disciple bien-aimé indique le Seigneur: Pierre qui, tout en ayant la tâche de guider la pêche, n'a pas été suffisamment attentif aux signes de cette aube. Il sait toutefois obéir aux indications du disciple bien-aimé, « celui qui demeure » – comme Jésus le définira immédiatement après (voir Jn 21, 22-23) –, et, dans sa nudité, se jette à la mer, comme s'il voulait être immergé et relevé de l'eau en créature nouvelle (Jn 21,7).


 

3. « Jésus vient, il prend le pain et le leur donne »

Tandis que Pierre est encore plongé dans les eaux de la renaissance, les autres disciples tirent alors le filet plein de poissons sur la plage (voir Jn 21,8): ils sont attirés par Jésus qui, au bord de la mer, se tient à proximité d'un feu de braise sur lequel sont placés du pain et des poissons (Jn 21,9). On trouve là, à côté de Jésus, la nourriture qu'il avait distribuée lorsque, à l'occasion de sa deuxième Pâque, il avait multiplié les pains et les poissons (voir Jn 6,9-11). C'est ce pain-là que Jésus avait identifié avec « sa chair donnée pour la vie du monde » (voir Jn 6,51): oui, Jésus se donne lui-même; c'est lui qui prépare le repas, qui prépare la table; c'est lui qui offre la nourriture, qui donne la vie: il est la présence toujours prévenante!

Comme Jésus demande à ses disciples d'apporter également le poisson qu'ils viennent de prendre, c'est Pierre, ressorti de l'eau, qui exécute l'ordre et « tire à terre le filet, plein de gros poissons: cent cinquante-trois en tout » (Jn 21,11). Dans la prophétie sur le temple eschatologique, Ézéchiel avait contemplé du côté droit du temple des eaux poissonneuses et sur les rives d'En-Eglayim une étendue de filets (voir Ez 47,1.8-10). Peut-être l'annotation des cent cinquante-trois gros poissons renvoie-t-elle à ce passage, car le calcul numérique des lettres hébraïques qui composent le toponyme d'En-Eglayim (ce qu'on appelle la guématrie), produit précisément le résultat de cent cinquante-trois. Nous serions ainsi amenés à la vision de l'Église comme temple eschatologique, de la communauté chrétienne comme lieu de la mission universelle et de la présence de Dieu manifestée par le Ressuscité. Mais selon saint Jérôme, d'autre part, les cent cinquante-trois poissons symboliseraient tous les peuples de la terre, puisqu'il s'agit là du nombre d'espèces de poissons marins existantes. Quoi qu'il en soit, ce qui est évoqué ici est l'universalité de la mission de l'Église et l'universalité du rassemblement des hommes autour du Ressuscité et de sa communauté.

« Et quoi qu'il y eût tant de poissons, le filet ne se déchira pas » (Jn 21,11): cette remarque, insérée comme un sceau de la part de la communauté du disciple bien-aimé, est splendide. Non, le filet ne se déchira pas, pour la première génération chrétienne, dans la communion vécue entre la grande Église de Pierre et l'Église du disciple bien-aimé, capables de confesser ensemble le Christ Ressuscité. Mais malheureusement, nous savons bien que ce filet se déchirera plus tard…

Désormais tous les disciples présents sur la rive sont conscients que le Seigneur est au milieu d'eux, de sorte que personne ne lui demande: « Qui es-tu? » (Jn 21,12). Dès lors, après les avoir invités à manger, Jésus s'approche – littéralement, il « vient » (érchetai: Jn 21,13): c'est le même verbe qui est employé pour évoquer les manifestations du Ressuscité en Jn 20,19.26 – et il accomplit le geste eucharistique (« il prit le pain et le leur donna »: voir Mc 14,22 et parallèles; 1Co 11,24). Ainsi les disciples vont jusqu'à être « incorporés au lógos »: ils ne forment qu'un seul corps avec Jésus. Pour cette raison, Jésus s'abstient de manger, car c'est lui la véritable nourriture dont le pain qu'il offre n'est que le signe! Ainsi « l'eucharistie célèbre la relation entre les disciples et le Seigneur Jésus, l'eucharistie fait la communauté, l'Église, et la communauté fait l'eucharistie » (Henri de Lubac).

Conclusion

Cette rencontre dont Jn 21 fait le récit nous révèle donc que le Seigneur est unique, que l'eucharistie est unique, que la foi-connaissance du Seigneur Jésus est unique! C'est à ces conditions que la mission de l'Église est fructueuse: lorsqu'elle est guidée par Pierre, par obéissance au commandement du Seigneur, reconnu vivant grâce à la contemplation qui est écoute et capacité de conserver son amour dans le cœur. Une telle mission nous concerne et nous interpelle tous, aujourd'hui encore.

Enzo Bianchi