Maladie

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi

Le malade doit avanmt tout être reconnu comme le porteur d'un enseignement: il faut se mettre à son écoute, dans sa situation de faiblesse

Une donnée qui frappe, lorsqu'on lit les Évangiles, c'est le grand nombre de malades du corps et de l'esprit (les «démoniaques») que Jésus a rencontrés au cours de son ministère historique. On peut supposer que la rencontre avec cette humanité défigurée par la souffrance ait marqué de façon décisive l'humanité même de Jésus dans le sens de la compassion et de l'attention à l'homme dans le besoin. Jésus exprime sa mission même dans ces termes: «Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs» (Marc 2,17). Le niveau théologique est donc aussi impliqué et les guérisons que Jésus accomplit apparaissent comme l'«Évangile en actes», comme des manifestations du Royaume de Dieu, comme des prophéties du temps où personne «ne dira plus: "Je suis malade"» (Isaïe 33,24).
Mais à la lumière de l’Écriture, comment apparaît la maladie? Elle est essentiellement une réalité dans laquelle le malade est appelé à écouter de façon renouvelée, à relire sa condition et son histoire même. C'est une optique nouvelle à travers laquelle il doit regarder la réalité. Le livre de Job, le grand malade, le montre bien. La maladie «dévoile» la réalité, dans le sens qu'elle la dénude, qu'elle la dépouille de tous ses embellissements et de toutes ses mystifications et, tandis qu'elle la montre dans sa crudité, elle la restitue aussi à sa vérité.

La maladie rappelle à l'homme que la vie n'est pas en son pouvoir, qu'il ne peut pas en disposer de façon immédiate, et que la souffrance est le fait sérieux de la vie. Assurément, les issues de la maladie sont plurielles, elles ne sont jamais sûres, toujours imprévisibles, et elles sont aussi les plus diversifiées: abrutissement, rébellion, refoulement, endurcissement, mais aussi simplification, redécouverte du centre et de l'essentiel de la vie, affinement, purification... Dans la maladie, l'homme est appelé à la responsabilité de «donner un sens» à sa souffrance. La maladie n'est pas porteuse d'un sens déjà donné; au contraire, elle détruit, en bien des aspects, les sens et la finalité que l'homme avait attribués à sa vie. Et cela vaut aussi pour le chrétien: en effet, lui non plus «ne connaît aucune route qui contourne la douleur, mais il connaît bien plutôt une route — qu'il parcourt avec Dieu — qui la traverse. Dans les ténèbres, Dieu n'est pas absent, mais il se cache, et — en le suivant — nous l'y cherchons et le trouvons à nouveau» (Erika Schuchardt).
La question humaine et spirituelle la plus grave, peut-être, qui émerge aujourd'hui autour de la maladie est celle de sa réduction à un problème technique, qui naît de l'optique exclusivement clinique à travers laquelle on la considère, en reléguant, de fait, son problème de sens. Au fond, la doctrine biblique (mais diffuse aussi dans le Proche-Orient ancien: il s'agissait d'un élément culturel commun, non pas d'une donnée révélée), qui relie en quelque sorte la maladie et le péché, cherchait à répondre au problème du sens de la maladie en la plaçant dans un contexte où elle devenait «lisible» et où elle pouvait être comprise, assumée, personnalisée et insérée dans un cadre relationnel. Aujourd'hui, en revanche, on assiste à une sorte de refoulement de la maladie, accompagné de l'anesthésie de la douleur: l'individu est devenu un formidable «consommateur d'anesthésie» (Ivan Ilich).

Cette manière «technique» de voir la maladie risque aussi de faire oublier que le malade est une totalité souffrante, et qu'il ne peut pas être réduit à un membre ou à un organe souffrant, à l'intérieur d'une vision parcellisante qui déshumanise et décontextualise la maladie en la retranchant de son ancrage biographique. Toute personne qui assure un accompagnement ou une assistance aux malades devrait s'en souvenir: le malade est avant tout une personne. On aperçoit alors ici le risque de ségrégation lié à une «spiritualité chrétienne des malades»: «Nous n'avons pas besoin d'une pharmacie spirituelle, mais de la bonne nourriture commune. Ce que les malades demandent, ce n'est pas une chapelle d'infirmerie, c'est l’Église. Il nous faut simplement une spiritualité d’Église. Nous ne demandons pas qu'on ouvre pour nous une nouvelle école de spiritualité, où tous les problèmes de la vie soient repris et adaptés à l'usage des familiers du bacille de Koch ou du mal de Pott, et où tout soit vu à travers une optique de malades et dans une odeur d'hôpital. Que l'on ne nous parle pas sans cesse "en tant que malades", comme si on ne voulait plus savoir que cela de nous; avant d'être malades, nous sommes des hommes et des fils de Dieu.» C'est ainsi que s'exprimait, voici déjà plusieurs années, une association catholique de malades.
Le chrétien, en face de la maladie, est appelé à affronter toutes les inconnues que tout homme rencontre dans la maladie, à traverser les phases qui en accompagnent l'apparition et l'évolution (que l'on pense aux phases identifiées par Elisabeth Kübler-Ross: choc, refus, colère, marchandage, dépression, acceptation, paix), à se voir confronté à des réaction dont il ne se serait pas attendu (désespoir ou acharnement héroïque, résignation ou révolte), et à faire coïncider en outre sa nouvelle situation avec la foi.

Il pourra certainement trouver de l'aide et du réconfort dans la prière et dans la foi, mais il pourra aussi mettre radicalement en crise la foi et l'image de Dieu qu'il avait connues jusqu'alors: le dépérissement du corps devenant alors aussi la délitescence de l'image du Dieu qui, de ce corps, est le créateur. La personne qui accompagne le malade n'a pas de recette à lui donner, et on peut encore moins faire du chevet du malade la chaire pour une prédication ou un traité théologique. Aucune erreur ne serait plus grave que celle de se présenter auprès du malade avec un «savoir» (de ce que le malade doit faire) qui deviendrait aussitôt un «pouvoir» qui ferait du malade non seulement une victime mais encore un coupable. La seule aide que l'accompagnateur peut donner est celle de se placer au côté du malade, de se montrer présent en partageant sa faiblesse et son impuissance et en se conformant au cadre relationnel que le malade établit. C'est le malade, le maître de l'accompagnateur, et non pas le contraire. C'est avec le malade que Jésus s'identifie, et non pas avec celui qui va le trouver ou qui l'accompagne: «J'étais malade et vous m'avez visité» (Matthieu 25,36). Dans l’Église aussi, le malade doit donc être vu non pas dans une optique d'assistance, mais il doit être reconnu comme le porteur d'un enseignement: il faut se mettre à son écoute, apprendre par lui, dans sa situation de faiblesse.

Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Paaris, Cerf, 2000.